Entretien avec Jeremy Rifkin
Un nouveau capitalisme

Propos recueillis par FLORENT LATRIVE ET LAURENT MAURIAC

vendredi 29 septembre 2000

Jeremy Rifkin a écrit plus de 15 livres sur l'impact des mutations technologiques et scientifiques sur l'économie et la société. Président de la Foundation on Economic Trends à Washington, un «think tank» (cercle de réflexion) américain qui a joué un rôle moteur dans la critique de la mondialisation, il vient de faire paraître en France L'âge de l'accès. Un ouvrage prophétique dans lequel il annonce l'avènement d'un nouveau système économique et la fin du capitalisme de marché. Ce penseur est également l’auteur de La Fin du travail et du Siècle biotech (éditions de la Découverte).

La nouvelle économie

Les biens deviennent des expériences

Le marché est périmé

Histoire

L'abandon de la propriété

Le nouveau taylorisme

Bénéfices et dangers

L'uniformisation du monde

La marchandisation de la culture

 

La nouvelle économie

Vous utilisez à de nombreuses reprises l'expression de «nouvelle économie» dans votre livre; elle est largement employée aujourd'hui, dans des sens différents. Quelle est votre définition?

La définition utilisée aujourd'hui par l'industrie est très étroite. On utilise le terme de nouvelle économie pour parler des nouvelles entreprises hi-tech, des éditeurs de logiciels, des opérateurs de télécommunications, des entreprises des médias et du Web. Un changement bien plus profond est en train de se produire. Les nouvelles technologies - le logiciel, les technologies de télécommunications, les technologies de B to B (business to business, mise en relation des entreprises, ndlr) - sont en train de jeter les bases d'un nouveau système économique. Nous sommes aux débuts de son développement. Ce nouveau système est aussi différent du capitalisme de marché que ce dernier l'était du mercantilisme et de l'économie féodale. Aux alentours de 2050, les échanges de propriété et les marchés - le cœur de ce que nous appelons l'économie industrielle - seront marginaux. Ils seront remplacés par un système économique entièrement nouveau fonctionnant avec des protocoles différents.

Pouvez-vous brosser un tableau général de cette nouvelle économie?

Cette nouvelle économie a plusieurs caractéristiques. La première: nous passons du territoire au cyberespace. Toutes nos théories et pratiques économiques étaient fondées sur le marché et le territoire. Deuxièmement, nous passons des marchés aux réseaux et c'est le changement principal. Dans un marché, vous avez un vendeur et un acheteur. Vous vous rejoignez pour échanger des biens et des services. Vous gagnez de l'argent sur la marge de la transaction et sur le volume d'unités vendues. C'est le capitalisme traditionnel. Dans un réseau, il n'y a pas de vendeurs et d'acheteurs. Ils n'existent pas. Il y a des fournisseurs et des utilisateurs. Il y a des serveurs (logiciels mettant à disposition des données, ndlr) et des clients (logiciels permettant d'y accéder, ndlr). La propriété existe toujours, elle ne disparaît pas dans ce nouvel âge. Mais la propriété reste dans les mains des producteurs. Les clients y accèdent sur une base temporelle, en payant un loyer, une adhésion, un abonnement, une licence… Dans la nouvelle économie, la propriété laisse la place à l'accès. Dans la nouvelle économie, vous ne vendez plus des biens mais du temps humain découpé en segments. Dans la nouvelle économie, vous passez du commerce industriel au commerce culturel. Les anciennes économies ne disparaissent pas. Elles deviennent des matières premières.

Qu'appelez-vous les anciennes économies?

L'agriculture et l'industrie. L'agriculture était une matière première pour l'industrie. Puis l'industrie est devenue une matière première pour l'économie des services qui s'est développée à partir des années 1970. L'agriculture et l'industrie ne génèrent plus de marges. La production industrielle est encore essentielle, mais ce n'est plus là que se trouvent les marges. A son tour, l'économie des services n'est plus l'endroit où se trouvent les marges. Elle devient une matière première pour la prochaine étape, l'économie de l'expérience où nous vendons et achetons le temps lui-même. Une économie où la culture devient la ressource principale. Dans l'âge de l'accès, nous passons du territoire au cyberespace, des marchés aux réseaux, de la propriété à l'accès, de la vente de biens à la vente de temps.

Dans l'âge de l'accès, les actifs physiques vont-ils disparaître?

Il y a d'autres caractéristiques qui différencient cette révolution. Aujourd'hui, pour les entreprises, le capital physique devient une dépense. Il n'est plus un actif; même si dans la comptabilité, il est encore valorisé comme tel. C'est une dépense d'exploitation, ou pire, c'est un passif. Plus personne ne veut être General Motors. Sur le papier, ce constructeur automobile est la plus grande entreprise au monde, celle qui a le plus de capital physique. Mais elle ne figure pas dans les 40 premières entreprises à la Bourse de New York. Tout le monde veut être comme Nike. Nike ne se comporte pas comme une entreprise capitaliste classique. Elle n'a pas d'actifs physiques. Elle sous-traite la fabrication de ses produits. Nike est simplement un studio de design. C'est une marque. C'est une histoire. C'est une formule de marketing et de distribution. Nike est à la fois un réseau et un marché. Quand il vend une chaussure, c'est un marché. Il vend une chaussure, quelqu'un l'achète. Mais il a créé un réseau B to B ultra rapide, simultané, «just in time» avec ses fournisseurs. Il peut le faire sans capital physique parce que les nouvelles technologies lui permettent de rester en contact en permanence. Nike a compris que dans le nouveau monde, la production devient une matière première.

Qui n'intéresse plus les pays riches...

Le Tiers Monde va faire toute la production du monde développé. Toute la fabrication passe aux pays en voie de développement ou aux secteurs pauvres des pays développés. C'est une matière première comme l'agriculture. Le réseau, c'est la manière dont Nike organise son activité. Dans le réseau, Nike accède au capital et à la production. Il ne les possède pas. D'autres personnes possèdent le capital physique et produisent les chaussures. La chaussure reste un marché, mais ce n'est pas là-dessus que l'entreprise gagne de l'argent. Les entreprises se rendent compte que le capital intellectuel est décisif dans les réseaux. Le capital physique est juste une dépense d'exploitation. Quand un enfant paye 600 francs pour une paire de chaussures qui coûtent six francs à fabriquer, pourquoi paye-t-il 594 francs supplémentaires? Il paie pour faire partie de l'histoire de Nike. C'est un commerce sémiotique. Ce que Nike vend, c'est son histoire, une expérience.

On paye pour l'idée, par pour le bien?

Oui, le bien doit apporter une satisfaction. Mais le bien est un accessoire et vous payez pour faire partie de l'histoire de Nike.

C'est donc une question d'accès?

Oui, vous accédez à l'histoire. Mais c'est encore une transaction de marché. Nike livre encore ses chaussures dans un marché. Un grand nombre de choses resteront dans des marchés. Les choses bon marché, la nourriture, les vêtements de base. Mais les voitures, les maisons, les biens plus importants, quitteront les marchés.

Pourriez-vous préciser le terme de B to B? Le B to B existait-il avant l'Internet?

Oui. Le B to B est la manière dont les entreprises s'organisent en réseau pour leurs relations avec les fournisseurs et les consommateurs. Ce que le Web rend possible, c'est le recueil permanent d'informations de la part de l'utilisateur et la possibilité de travailler simultanément avec plusieurs fournisseurs. En d'autres termes, vous pouvez connecter tout le monde à une entreprise virtuelle où vous communiquez simultanément quel que soit l'endroit où vous vous trouvez. Il y a eu des réseaux dans le passé avec les fournisseurs, mais maintenant les technologies sont si avancées qu'il est possible de se considérer comme une compagnie globale. Tout le monde se rejoint dans ce réseau massif où les communications sont permanentes.

Le modèle que vous décrivez ressemble à celui du téléphone portable que nous connaissons déjà…

Oui, les services comptent plus que les biens. Quand j'étais enfant, lorsque j'achetais un appareil, on m'offrait une garantie de deux ans. Maintenant c'est l'inverse: on vous donne l'appareil, comme le téléphone, si vous achetez le service. Le téléphone est une plate-forme. On ne gagne pas d'argent sur le téléphone. On gagne l'argent en vous abonnant pour deux ans à l'opérateur de télécommunications.
Les biens deviennent des services. Un autre exemple: les systèmes d'arrosage pour les jardins. Une petite entreprise de l'Utah fournit des services d'arrosage. L'arroseur est une plate-forme. Il est connecté au Web. Le Web est connecté à un service de météo qui déclenche la mise en marche de l'appareil ou son arrêt quand il pleut. Vous payez ce service pour qu'il fonctionne en permanence. Un autre exemple encore: la nouvelle génération de jouets Lego. C'est juste une plate-forme connectée au Web. Si vous voulez ajouter des fonctionnalités aux jouets, vous les téléchargez et vous payer un abonnement pour l'expérience de ces jouets. Ce qui signifie que les parents achètent perpétuellement les jouets en question. Ils payent pour le service; le jouet n'est qu'une plate-forme. La prochaine génération de poupées Barbie fonctionnera de la même manière.

Tous les biens seront connectés au Web? Un paquet de pâtes vous connectera à un site de recettes?

De plus en plus. Les biens deviennent des expériences qui évoluent constamment. Si le bien change constamment, parce qu'il consomme des informations, vous payez pour le segment de temps où vous l'utilisez. Son acquisition n'est pas statique. C'est le propre d'une plate-forme.
Prenez la voiture. Le deuxième bien le plus important dans l'ère du marché. Vous pouvez défendre l'idée que l'automobile est le centre du capitalisme industriel du XXe siècle. Il y a deux semaines, je rencontrais à Rome le PDG de Ford Italie, son équipe et ses distributeurs. Je leur ai dit: «Ford ferait mieux de ne plus vendre une seule voiture.» Le PDG comprenait ce que je voulais dire, les distributeurs étaient sous le choc. Dans un marché, Ford veut vendre des voitures. Mais une fois que vous avez négocié l'achat de votre voiture, il n'y a plus de relation avec Ford. Donc Ford a tout intérêt aujourd'hui à vous permettre d'accéder à l'expérience de conduire leurs voitures, plutôt que de vous faire payer l'achat d'un véhicule. Si vous rejoignez leur réseau, et si vous louez la voiture, vous payez pour l'expérience de la conduite (que vous conduisiez ou non), pour un segment de temps, deux ans par exemple. La location est un segment de temps. Quand vous payez Ford pour avoir l'expérience de la conduite, vous entrez dans une relation permanente avec eux, à chaque instant de ces deux années de location. Le taux de renouvellement dans un réseau est de 54%. Dans un marché, quand il s'agit de racheter une voiture: moins de 25%. C'est seulement le début.
Ce que Ford fera dans le futur, à commencer par l'Italie, puis partout dans le monde, ce sera la création d'un réseau complet entre leurs fournisseurs et leurs clients. Ils fourniront l'assurance. Ils le font déjà en Italie. En Italie, ils payent même vos contraventions pour excès de vitesse. Dans le futur, ils fourniront l'entretien de la voiture, l'assurance, le parking, le lavage et l'essence. Ils créeront des économies d'échelle et des partenariats B to B avec les compagnies pétrolières, d'assurance, d'entretien. Leur relation avec l'utilisateur devient aussi un réseau.

L'informatique est une industrie qui fonctionne déjà largement sur ce mode...

Prenons l'exemple du logiciel. Comment un éditeur de logiciels peut-il nous convaincre de nous abonner à des services plutôt que d'acheter un bien? Dans le cas du logiciel, le produit se modifie si vite qu'il est plus commode de s'abonner à un service qui l'actualise en permanence. Ce n'est pas dans votre intérêt, comme utilisateur final, de l'acheter, c'est trop lent. Ce n'est pas non plus dans l'intérêt de l'éditeur. Ils veulent vous amener à suivre les nouvelles versions et vous fidéliser. Certains pensent que vous avez moins de contrôle sur votre vie, mais dans le même temps, vous avez toujours la version la plus récente. Vous obtenez quelque chose, vous en abandonnez une autre.

C'est vrai pour les logiciels, qui sont immatériels et peuvent être remplacés pour un coût très faible. Mais on ne change pas de voiture aussi facilement qu'on télécharge un logiciel sur l'Internet. Que fait-on d'une voiture, après deux ans?

Les constructeurs mettent en place un deuxième réseau pour les voitures usagées.

On ne peut pas changer de version de voiture…

Si, on peut passer à la version suivante. Les voitures deviennent des plates-formes, comme les autres produits. Une plate-forme peut être modifiée, démontée. On peut rajouter de l'intelligence à l'intérieur, un système de navigation par exemple. Il faut voir la voiture comme un objet qui peut se déconstruire et se reconstruire à volonté. Le constructeur ne pourra sans doute pas changer la forme physique mais l'intérieur de la voiture. Ils le font déjà. C'est coûteux, mais ce sera de plus en plus facile au fur et à mesure qu'ils avancent dans cette révolution.

Pourquoi le faire seulement maintenant, si c'est tellement intéressant? Pourquoi ne pas avoir commencé il y a dix ou vingt ans?

A cause de la vitesse du commerce et de la globalisation. Il est de plus en plus difficile de distinguer la qualité des différents modèles de voiture. Les coûts de transaction diminuent grâce à la vitesse avec laquelle vous pouvez déplacer les voitures du lieu de production à celui de la livraison finale. Et comme les coûts de transaction baissent, les marges baissent aussi. Vous ne pouvez plus vous contenter de la vente de l'objet. Il devient préférable d'en vendre l'expérience sur une période de temps donnée. Vous gagnez ainsi plus d'argent.

Les pratiques de location et de «leasing» introiduisent déjà un changement du mode de commercialisation...

Aux Etats-Unis, une voiture et un camion sur trois aux Etats-Unis sont maintenant loués. Il a fallu moins de dix ans. Les véhicules appartiennent aux départements financiers des constructeurs. Cette tendance arrive en Europe. Dans 25 ans, personne en France ou en Europe, aux Etats-Unis ou en Asie, ne possédera de voiture. Peut-être quelques passionnés. Les gens trouveront ça étrange. Ce sera une idée lente et démodée.

Le marché tel que nous le connaissons aujourd'hui ne vous paraît plus adapté?

Première raison de ces changements, donc: les marchés sont trop lents. Un marché repose sur des technologies linéaires et des transactions distinctes. Autrement dit, vous avez un vendeur et un acheteur, ils se retrouvent et la transaction est faite. Ensuite, il faut recommencer le processus. C'est toujours linéaire et distinct. Les nouvelles technologies -les nouveaux logiciels et les télécommunications- rendent les activités commerciales perpétuelles. Une fois que ces activités sont perpétuelles, les marchés sont trop lents, parce qu'ils commencent et s'arrêtent. Nous avons un nouveau terme aux Etats-Unis, depuis six mois environ, le 24-7. C'est vraiment la meilleure métaphore que je connaisse. 24 heures sur 24, sept jours par semaine. Ça signifie que vous êtes connectés en permanence. Les marchés sont trop distincts et discontinus pour des technologies qui sont ininterrompues, cybernétiques et qui vous donnent continuellement des informations en retour. C'est pour cette raison que vous devez évoluer et vendre des segments de temps. Vous achetez un abonnement d'un an, une licence mensuelle, un bail ou une location. Vous vendez et vous achetez les segments de temps eux-mêmes.

Comment la baisse des coûts de transaction agit-elle sur la structure des marchés?

Dans les nouvelles technologies, vos coûts de transaction tendent vers zéro. Quand vos coûts de transaction atteignent zéro, les marchés deviennent un anachronisme. Prenez l'exemple du livre. Il y a beaucoup de coûts de transaction dans la fabrication d'un livre. A chaque étape, le fournisseur peut gagner de l'argent grâce à la marge sur les coûts de transaction. Je suis un auteur, je vends mon œuvre à un éditeur, l'éditeur le fait imprimer. Ça coûte peut-être 15 francs de l'imprimer, mais l'imprimeur facturera une marge sur les coûts de transaction à l'éditeur. Ensuite, le livre va au grossiste. Il y a un nouveau coût de transaction et encore une marge. Le grossiste prend encore quelques dollars. Ensuite, il arrive au détaillant et enfin au consommateur. Quand Stephen King a vendu son dernier livre à Simon & Schuster, c'était la seule transaction: ils n'avaient besoin que d'une version électronique du livre qui pouvait ensuite être téléchargée à tous ceux dans le monde qui voulaient avoir accès à l'expérience de son livre. Aucun coût de transaction.

Mais ça ne marche que si le bien vendu est dématérialisable…

Même dans le cas des biens matériels les coûts de transaction tendent vers zéro, grâce aux relations B to B en réseau, à la vitesse avec laquelle vous pouvez obtenir une production «juste à temps», un inventaire «juste à temps» et une livraison «juste à temps». Certes, ils n'atteignent pas le zéro absolu comme dans le cas d'un bien qui peut être complètement dématérialisé. Mais les marges fondent.

Pourtant, la logistique du commerce électronique n'est pas tellement moins lourde que celle du commerce de détail… Lorsque vous faites vos courses chez Amazon.com, ils remplissent votre chariot et vous livrent à domicile.

Il y a des coûts de transaction. Mais Amazon n'est pas un réseau, c'est un marché. Il y a un échange de bien physique entre un vendeur et un acheteur. Vous utilisez simplement le commerce électronique pour le faire. Un réseau, c'est par exemple le catalogue musical d'EMI ou d'Universal ou de Sony qui viennent d'annoncer que d'ici à la fin de l'année, ils essaieraient de battre Napster. D'ici à la fin de l'année, ils vont créer un «pur réseau». Dans un réseau, vous payez un abonnement pour une certaine durée et vous avez un accès illimité à l'expérience de la musique, et il n'y a pas de coût de transaction. Pour revenir à l'édition de livres, certains éditeurs testent en ce moment de nouvelle machines. Vous allez chez le détaillant, vous choisissez un livre, la version électronique est envoyée directement au magasin (sans coût de transaction). Ensuite, elle passe par cette machine physique et en moins de deux minutes, un beau livre parfaitement relié sort de l'autre côté de la machine. Pas une photocopie. Un vrai livre. Les machines sont déjà prêtes. Vous avez encore des coûts de transaction, mais bien moins importants que si vous devez passer par l'imprimerie, le grossiste et le détaillant. Vous comprimez vos coûts de transaction.

Mais de tels livres, fabriqués en séries très limitées, ou même pour un seul acheteur, sont bien plus chers…

Oui, pour l'instant. Mais à l'avenir, ils coûteront moins chers. Vous éliminez tous les coûts de livraison et de transaction. Les coûts de transaction baissent dans tous les réseaux, pas seulement pour les biens immatériels. Ici, il s'agit d'un bien immatériel qui devient matériel.

Comment situez-vous cette mutation dans l'histoire de l'économie?

Le dernier changement majeur dans la vie du commerce remonte à la fin du Moyen-Age quand l'économie féodale commence à laisser la place au mercantilisme et à l'économie de marché. Entre la fin du XIIe siècle et le XVIIe siècle, nous avons connu une diffusion de nouvelles technologies qui ont changé le potentiel du commerce: les nouvelles technologies d'irrigation ont permis d'augmenter la production agricole en Europe au XIIIe siècle, ensuite l'invention du compas a permis de grandes explorations autour du monde et la découverte de nouveaux réservoirs d'emplois, de nouveaux marchés et de nouvelles ressources à exploiter. La montre mécanique a permis de contrôler le temps commercialement d'une manière bien plus prévisible qu'avant. La presse imprimée a fourni une nouvelle forme de communication qui était suffisamment agile pour contrôler le commerce à travers les régions. Et puis bien sûr la puissance de la vapeur. Toutes ces technologies, sur une période de 400 ans, ont permis d'augmenter considérablement la capacité productive et son rythme, la circulation et la portée de l'activité économique. Le résultat fut que l'économie féodale basée sur des droits de propriété est devenue trop lente, trop statique. Elle ne pouvait s'adapter à la vitesse que ces nouvelles technologies rendaient possible dans le commerce. Les droits de propriété (proprietary rights) et l'économie féodale laissèrent la place à l'échange de propriété (property exchange) et à l'économie de marché.

Peut-on rattacher le Web à un cycle économique long dont il serait l'aboutissement en même temps que le point de rupture?

Le Web est l'aboutissement de la révolution de l'électricité, il y a une centaine d'années. Cette nouvelle économie se construit lentement depuis les débuts de l'électricité. Nous sommes au point où nous allons voir émerger un nouveau système économique.

Dans les technologies développées au cours du dernier siècle, quelles sont les plus importantes pour cette nouvelle économie?

L'électricité. Le Web, les logiciels et les télécommunications, sont les derniers liens avec ce que l'électricité peut faire. Ils apportent la vitesse, la simultanéité en termes de transactions. Le Web est une extension de la révolution de l'électricité commencée il y a cent ans. Mais ce n'est que maintenant qu'elle apporte un changement de paradigme.

Vous voulez dire que la nouvelle économie a commencé avec l'électricité, pas avec le Web?

Absolument. Le Web nous donne la possibilité d'étendre cette révolution à travers le monde. Mais le Web n'est pas le plus important. Les intranets (réseaux internes à des entreprises ou à des groupes d'entreprises, ndlr) sont beaucoup plus importants pour l'économie. Les intranets sont ces endroits où les entreprises créent leurs propres sites web à usage limité pour rassembler leurs fournisseurs et leurs anciens concurrents et mettre en place des partenariats B to B. C'est là où l'argent se trouve sur le Web. Dans la manière de réorganiser les entreprises et le commerce en interne.

Que devient le sentiment de propriété, largement considéré comme la motivation principale des acteurs économiques dans le système capitaliste?

On me demande souvent de quel côté je suis. L'ère moderne des échanges de propriété et des marchés s'est révélée extrêmement tumultueuse. Il y eut des bénéfices pour certains, l'exploitation pour d'autres. Un bond en avant pour l'humanité, un bond en arrière pour l'exploitation et l'usage de ressources sans discernement. Ce ne fut pas unidimensionnel. Pour chaque capitaliste, nous avons eu un socialiste. Pour chaque entrepreneur, nous avons eu un syndicaliste. L'âge de l'accès sera tout aussi tumultueux et aussi compliqué. Potentiellement aussi enrichissant mais aussi problématique que l'ère que nous venons de vivre. Ceux qui pensent le contraire sont naïfs.

Vous faites dans votre livre une analyse contrastée de l'impact de la propriété sur la société occidentale...

S'agissant de la propriété, vous pouvez avancer que ce fut un instrument qui sema la discorde, surtout dans l'ère moderne: le mien contre le tien. L'exclusivité. Le contrôle. La puissance. La transformation du monde en objets. La compétition pour le contrôle et la possession. Mais vous pouvez aussi considérer que la propriété nous a donné un sens de la responsabilité pour les parties du monde que nous nous approprions. Si vous possédez une voiture, vous en prendrez probablement beaucoup plus soin que si vous la louez. Hegel avait une théorie intéressante sur la propriété. Pour Hegel, la propriété est une extension de soi. Nous exproprions le monde. Certaines de ses parties deviennent nos possessions. Nous nous entourons de nos possessions et elles deviennent notre histoire. Il a raison: si quelqu'un envahit votre maison, vous vous sentez personnellement envahi. On peut donc considérer que la propriété donne le sens de l'enracinement, de l'appartenance, de l'héritage, du passé et du futur. On peut aussi considérer que lorsqu'on se libère de la propriété, on devient moins attaché aux possessions, on est plus investi dans les relations avec les gens. On peut donc argumenter des deux côtés.

Mais les gens deviendront-ils moins attachés au sentiment de propriété?

Lorsque les constructeurs automobiles ont commencé à louer les voitures, je me suis dit qu'ils avaient dû faire des études psychologiques profondes sur le passage de la possession à la location. Pas une étude! Tout s'est passé en dix ans. Personne n'a fait une étude sur le concept de détachement. Une étude en Italie, sur des jeunes de 18 à 30 ans, commandée par Ford, montre que 66% préfèrent la location à la possession, parce qu'ils obtiennent une meilleure voiture, ils n'ont pas à payer un gros acompte, ils peuvent la renouveler. C'est simplement arrivé et les gens l'acceptent sans problème. Vous allez où les choses bougent. Si tout le monde se met à louer, vous faites la même chose.

Dans votre théorie, le but des entreprises ne devient-il pas le contrôle de notre temps?

C'est ce que l'industrie appelle «LTV» (lifetime value), la valeur d'une vie. C'est un terme terrible. Les entreprises se demandent ce que vous valez comme client à partir du moment où elles disposent de tous les moments de votre vie comme un agent. Pour proposer les services les plus adaptés, en plus des biens, les entreprises doivent apprendre beaucoup de choses à votre sujet…

C'est tout le débat actuel autour de la «privacy», la protection des données relatives à notre vie privée, sérieusement malmené sur l'Internet...

C'est la fin de la vie privée. La révolution bourgeoise a instauré la sphère privée, l'autonomie et le contrôle de la possession. Le Moyen Age était vécu publiquement, il reposait sur une culture orale. Avec l'évolution vers le travail salarié, les marchés et l'échange de propriété, être libre c'est être autonome. Etre autonome, c'est posséder des biens. Les Etats-nations se sont développés pour avoir des unités de pouvoir politique suffisamment grandes pour protéger les marchés, la propriété et la vie privée. Dans le nouvel âge, la vie privée est morte. Les technologies 24-7 permettent un recueil incessant d'informations sur votre conduite, vos comportements, vos activités commerciales. Il n'y a aucun moyen de se cacher si vous êtes connectés, si vous choisissez d'être connecté.

En même temps, nous vivons dans l'ère de l'atomisation, nous sommes reliés au monde via l'Internet mais nous ne parlons plus à notre voisin...

Dans le nouvel âge, votre vie devient publique et en même temps plus isolée. C'est un paradoxe: il y a moins d'intimité mais plus d'isolation. Parce que vous êtes connectés superficiellement à bien plus de choses, de gens et d'idées. Mais vous tendez à être plus isolé dans vos propres groupes, votre maison ou dans des mondes simulés. Une étude sur les enfants américains montre qu'ils enfants passent la majeure partie de leur temps de loisir dans des mondes simulés: CD-Rom, jeux vidéo, chat. Le plus intéressant, c'est qu'ils le font seuls dans leurs chambres. Ils sont connectés avec leurs amis par l'Internet, mais ils se retrouvent seuls dans leur chambre après l'école.

Est-ce que c'est une nouvelle forme de taylorisme, du côté du consommateur et non plus du producteur?

Exactement. Ce que Taylor voulait faire, c'est séparer l'esprit du corps et enfermer les travailleurs dans un emploi du temps pour qu'ils soient entièrement dépendants de l'exécution de leurs tâches. L'idée était: ne jamais leur laisser le temps de penser par eux-mêmes. Séparer la pensée (le management) et le corps (le travailleur). C'est bien une nouvelle forme de taylorisme pour le consommateur. Et je m'attache à cette idée sur deux tiers de page, peut-être un paragraphe, dans mon livre. Mais vous avez parfaitement raison. Dans l'âge du marché, nous transformons des biens physiques, et c'est ce que nous appelons le travail. Dans le nouvel âge, le commerce principal devient le commerce culturel, à la place du commerce industriel. Et nous appliquons les concepts du taylorisme au temps des consommateurs.

Quels bénéfices supplémentaires les entreprises peuvent-elles retirer du passage du système de marché à l'économie en réseau?

Je pense qu'il y a des bénéfices potentiels immenses dans les réseaux, dans le fait d'utiliser cette technologie qui crée un nouveau système commercial. Et il y a des problèmes dangereux. Voici un exemple positif pour l'environnement: il existe aux Etats-Unis une très grande entreprise d'air conditionné, Carrier. Si le climatiseur utilise beaucoup d'énergie et réduit l'ozone et la chaleur globale, c'est de l'argent dans la banque. Mais maintenant, Carrier, comme beaucoup d'autres entreprises, gagne moins d'argent en vendant ses produits dans des marchés. Parce que vos coûts de transactions tendent vers zéro, vos marges baissent, et vous êtes en concurrence avec des entreprises qui font des produits indifférenciés de même valeur et de même qualité. Ils passent du marché au réseau, prenant l'exemple de l'industrie de l'informatique. Vous souvenez-vous de Wang, une grande entreprise informatique? Ils ont fait faillite parce qu'ils se contentaient de vendre des ordinateurs sur des marchés. IBM a compris assez tôt qu'il valait mieux créer un réseau et vendre un service à un client. IBM Services ne s'attache pas à l'ordinateur.

Comment une entreprise d'air conditionné travaille-t-elle en réseau?

Ils entrent avec vous dans une relation 24-7 dans un réseau de services. Carrier est passé à un réseau. Ils fournissent à présent des services. Ils installent toujours leurs gros climatiseurs dans les entreprises. Mais vous avez accès à de l'air frais. Vous payez tous les mois pour le temps où vous profitez de cet air frais. Sur le plan de l'environnement, comme le bien leur appartient toujours, ils vont utiliser le moins possible d'énergie pour vous donner le maximum d'air frais. Parce que plus ils utilisent de l'énergie et plus ils dépensent d'argent. Ainsi, ils vont équiper leurs climatiseurs avec des fenêtres et des lumières spéciales pour utiliser le minimum d'énergie. C'est une distinction essentielle entre un réseau et un marché. Dans un marché, vous gagnez de l'argent en maximisant la production, vous gagnez de l'argent grâce à la marge sur la transaction et au volume d'unités vendues. Dans un réseau, vous gagnez de l'argent d'une manière opposée. Vous gagnez de l'argent en minimisant la production, en diminuant les risques avec vos fournisseurs et vos utilisateurs dans des relations B to B et en partageant les économies.

L'approche commerciale est complètement différente...

Un deuxième exemple: dans un marché, Ely Lilly (une grande compagnie pharmaceutique américaine, ndlr) veut vous rendre le plus grand nombre de médicaments possible. Si vous êtes malades, ils gagnent de l'argent. Maintenant, il y a moins de marge, les coûts de transaction diminuent, il y a la globalisation, une plus grande concurrence, ils passent à un réseau. Pour l'instant, c'est un prototype. Ely Lilly a créé un service qu'ils appellent «management de la maladie». Ils prennent cinq maladies: troubles nerveux, crises cardiaques, congestion cérébrale, diabète et cancer. Leur nouvelle mission dans le réseau est de permettre à leur patient de conserver ou de retrouver la santé 24-7.

Comment gagnent-ils de l'argent?

Ils vendent moins de médicaments. S'ils permettent à leurs patients de garder la santé, ils vendent moins de médicaments. Ils entrent dans une relation B to B avec les hôpitaux et les compagnies d'assurance. S'ils vous gardent en bonne santé, ça se traduit par moins de coûts médicaux pour les hôpitaux et des économies pour les compagnies d'assurance. La prochaine étape: amener les employeurs dans le réseau. Si un employé est malade, la productivité diminue. L'employeur a intérêt à participer au réseau pour améliorer sa productivité. Il y a bien plus d'argent à gagner dans les réseaux dans le XXIe siècle, grâce aux technologies B to B, en minimisant la production, en diminuant vos risques et en partageant les économies. Chacun est à l'intérieur du réseau, y compris les utilisateurs. Chacun est impliqué dans un abonnement ou une location pour un montant d'argent fixe. Dans un marché, au contraire, chacun essaye d'arnaquer l'autre.

L'économie en réseau n'est pas pour autant un monde tout rose, un système économique pur et parfait comme le théorisaient les néo-classiques pour le marché?

Il y a des bénéfices pour l'environnement, la santé publique et d'autres aspects de la vie dans les réseaux. Mais les problèmes sont énormes. Par exemple, les problèmes de concentration du pouvoir dans les réseaux vont surpasser tout ce que nous avons connu dans les marchés. Parce que ce que le B to B vous permet, c'est de prendre le monde entier, de prendre toutes les expériences de la vie et de créer ces vastes réseaux de pouvoir. Les questions de pouvoir sont énormes. Je vous donnerai deux exemples des dangers potentiels de certains réseaux. Prenez les franchises de concepts. C'est un modèle économique relativement récent; il date de moins de 35 ans. Nous connaissons des franchises de produits depuis longtemps mais les franchises de concepts d'activités sont récentes.

Un simple concept peut-il aujourd'hui se généraliser à l'ensemble de la planète?

Aujourd'hui un tiers du commerce de détail aux Etats-Unis a lieu dans ces franchises. Mais ça se répand partout, en Europe, en Asie... Si vous êtes un franchisé - Mc Donald's, Home Depot, Starbucks coffee, Wal-Mart... - vous n'êtes plus dans le cadre d'une activité capitaliste. Mc Donald's ne possède pas de capital physique. Le siège de Mc Donald's à Chicago laisse tous les membres de son réseau prendre un risque, financer la production physique. Il gagnent de l'argent en exploitant la marque. Les franchisés ont accès à l'idée, au nom, à la marque, à la formule de marketing, pendant un certain temps. Potentiellement, ce modèle peut se répandre partout. A Paris, par exemple, ça dépendra de votre réaction. Il y a quelques entreprises dans chaque secteur d'activité. Mais ils peuvent concentrer un pouvoir énorme, grâce à leurs relations B to B. Et les petits franchisés locaux font le boulot pour eux. Ce ne sont pas des entreprises capitalistes. A Paris, la plupart des détaillants sont toujours des propriétés individuelles. Cette ville n'a pas encore été envahie. Elles restent des entreprises capitalistiques classiques.

La culture elle-même est-elle menacée?

Oui. Aujourd'hui, on parle de contenu. Le contenu, ce sont des milliers d'années de diversité culturelle. Bertelsmann, Sony, Seagram, AOL-Time Warner vendent la culture des civilisations à travers des parcs à thème, des centres de loisirs, le tourisme et les voyages, qui sont en train de devenir la plus grande industrie au monde. Les gens payent pour l'expérience d'une culture à laquelle ils n'appartiennent pas. Je ne vois les gens des autres pays que s'ils ont une relation commerciale avec moi. La prochaine étape, c'est la commercialisation de l'expérience humaine. La question se pose: pouvez-vous vivre dans une civilisation où tous les instants de votre vie, vos relations, font l'objet d'un contrat commercial entre les gens? Ma réponse est non. Le grand champ de bataille du XXIe siècle sera le maintien de la culture, au sens de toute institution ou affiliation qui n'est pas commercialement définie ou liée au gouvernement. Ce sont les Eglises, le sport, l'art, l'environnement, etc. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la culture a été colonisée par le commerce. Nous avons l'impression que le gouvernement et le commerce priment, et que la culture est quelque chose auquel nous consacrons notre temps libre et pour lequel nous payons. Nous allons vers une globalisation où le commerce déconstruit la culture comme il a déconstruit les gouvernements: le cyberespace.

N'y a-t-il aucun moyen de freiner ce mouvement de marchandisation de la culture?

Le territoire et la culture vont réapparaître comme un antidote à la globalisation et au cyberespace. C'est ce qui s'est produit dans les rues à Seattle, à Washington. Le débat autour des OGM, symbolisé par José Bové est un très bon exemple. Sur tout le continent, quand la nourriture transgénique est apparue, vous avez dit «non!». Chez vous, deux grands mouvements se sont rejoints: la biodiversité et la diversité culturelle. En Europe, il y a un lien entre la culture et la cuisine. La façon dont vous faites la cuisine, les aliments, sont liés aux cultures locales. En Amérique, nous avons une culture commerciale de la nourriture. Nous avons perdu son identité culturelle. En France et partout en Europe, vous ne voulez pas d'aliments transgéniques parce que c'est une atteinte directe à vos valeurs. C'est le pouvoir de la culture et du territoire. Mon espoir est que les mouvements de la société civile parviendront à créer les conditions pour décoloniser la culture.

Pensez-vous que José Bové soit le représentant d'un tel mouvement?

Je ne le connais pas. Mais il est symptomatique d'une tendance. Il y aura toute une génération de porte-parole, issus de la génération «.com». Si la culture revient en force pour maintenir l'équilibre avec le commerce, ce sera le fait de la jeune génération, des enfants utilisateurs de Napster... On peut espérer que la jeune génération dira: «Nous ne voulons pas que toute notre vie soit transformée en marchandise dans les réseaux.» 1968 a produit une démocratie participative. La génération suivante la ramènera d'une façon nouvelle, et fera évoluer et croître la culture. C'est là que la politique se trouve. L'extrême gauche va disparaître, avec ses obsessions sur la propriété, la possession. La nouvelle génération de militants a instinctivement les bonnes pensées, mais ils raisonnent encore en termes de capitalisme de marché. Un peu comme si les gens avaient lutté à l'âge industriel en pensant en terme d'économie féodale. Ils agissent sans voir qu'un nouveau système économique est en train d'émerger. Si l'on ne voit pas où se situent les nouvelles lignes de front, il ne peut y avoir que des réactions instinctives, comme la destruction d'un McDonald's ou de graines transgéniques. Il faut des débats beaucoup plus sophistiqués. Les philosophes des Lumières ont créé une vision sociale philosophique assez puissante pour coïncider avec l'évolution de la propriété et du marché. Il faut créer une vision assez puissante pour que cette révolution technologique et commerciale travaille pour nous et non contre nous.

Fin de l'entretien