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« Nous ne voulons pas le plein emploi,
mais une vie pleine ! »
Si un ménage obtient une machine à laver, on nentend jamais les membres de la
famille, qui devaient auparavant faire la lessive à la main, se plaindre que cela les
« prive de leur travail ». Mais, chose curieuse, si un développement
semblable se produit à un niveau social plus large, cest considéré comme un
problème grave « le chômage » qui ne peut être résolu
quen inventant de nouveaux boulots.
Les projets pour partager le travail en établissant une semaine de travail un peu plus
courte semblent, à première vue, aborder la question de façon plus rationnelle. Mais
ces projets naffrontent pas lirrationalité fondamentale du système
social basé sur les rapports marchands. Tout en réagissant contre une des manifestations
de cette irrationalité (le fait que certains travaillent beaucoup alors que dautres
sont sans travail), ces projets tendent en réalité à renforcer lillusion que la
plus grande part du travail actuel est normal et nécessaire, comme si le seul problème
était que, pour quelque étrange raison, le travail est partagé inégalement. Labsurdité
de 90% des boulots existants nest jamais évoquée.
Dans une société rationnelle, lélimination de tous ces boulots absurdes (pas
seulement ceux qui contribuent à la production ou à la vente de marchandises ridicules
et non nécessaires, mais aussi ceux, beaucoup plus nombreux, qui sont impliqués
directement ou indirectement dans la promotion et la protection du système marchand)
réduirait les tâches nécessaires à un niveau si dérisoire (probablement moins que 10
heures par semaine) quon pourrait se les répartir volontairement et
coopérativement, sans quil soit nécessaire de recourir aux stimulations
économiques ou à la contrainte étatique(1).
Certaines actions récemment menées en France (qui, comme dhabitude, nont
pratiquement pas été mentionnées par les médias américains) font un contraste
rafraîchissant avec les appels « progressistes » en faveur de
légalité dans lesclavage salarié.
En décembre 1997 et janvier 1998, des dizaines de milliers de chômeurs ont manifesté
dans des dizaines de villes françaises, occupant souvent des bureaux de lANPE, des
CAF, des antennes Assedic, des agences des services publics (électricité, gaz...), des
études dhuissiers, envahissant des magasins et restaurants chics, et investissant
des supermarchés pour sy servir gratuitement. Ce mouvement, quoique bien plus
audacieux que les actions des chômeurs aux États-Unis, est resté malheureusement en
grande partie sous le contrôle des associations de chômeurs officielles (dominées par
le parti communiste, les partis gauchistes et les syndicats). Cependant, nombre
doccupations ont été effectuées à linitiative dindividus qui
commençaient à se passer des porte-parole officiels: à parler et à agir pour
eux-mêmes.
Cette tendance radicale sest montrée particulièrement active à la mi-janvier
à Paris, quand des chômeurs ont brièvement occupé la bourse de commerce et
lÉcole normale supérieure, puis (lorsque la police les a obligés à sortir) un
amphithéâtre de luniversité de Jussieu. Bien que cette occupation fût
évidemment tout aussi illégale que les précédentes, les autorités universitaires
nont pas appelé la police, et des assemblées de 100200 participants y ont eu
lieu tous les jours pendant les deux mois et demi suivants.
Alors que la plupart des occupations du mouvement officiel avaient été brèves,
contrôlées bureaucratiquement et symboliques (destinées simplement à faire pression
sur le gouvernement pour quil accomplisee certaines réformes), les occupants de
Jussieu ont voulu créer un forum permanent pour le débat public. Ils ont ouvert leur
assemblée à tout le monde, plutôt que de la limiter aux seuls chômeurs, et ont
commencé à chercher des liens avec dautres terrains.
Les participants se sont accordés sur deux principes de base: que les luttes soient
menées de façon autonome (les partis, les syndicats et dautres organisations
hiérarchiques étaient reconnus comme les ennemis de toute lutte vraiment radicale); que
le salariat soit remplacé par lactivité à la fois libre dans son contenu et
auto-organisée.
Lassemblée de Jussieu na pas prétendu représenter qui que ce soit; elle
a simplement servi de lieu de rencontre où les gens pouvaient discuter tout ce
quils voulaient et, si lenvie les en prenait, se joindre à dautres
individus intéressés à réaliser tel ou tel projet particulier (tracts,
« balades », etc.). Toute une série dactions plus ou moins impromptues
ont été menées par des bandes baladeuses de quelques dizaines de personnes, qui
pouvaient, par exemple, aller interrompre un défilé de mode ou jeter des tomates
pourries à un huissier; puis envahir un supermarché et contraindre les propriétaires à
leur faire « don » de quelques paniers de nourriture; puis prendre le métro
pour aller dans un autre quartier afin de distribuer des tracts ou bomber des graffitis
(« Le temps payé ne revient plus! » « Nous ne voulons pas une part du
gateau, nous voulons la boulangerie! »); et rentrer en fin de journée à Jussieu
pour discuter les aventures du jour.
Dans les pages suivantes, nous avons traduit quelques extraits de leurs tracts et
communiqués. Nous les faisons connaître parce que nous pensons quils pourront
être utiles à des gens qui vivent dans dautres pays et qui sont confrontés à des
situations semblables. Et non pas (comme il arrive si souvent avec le reportage
international « radical ») pour les assommer avec le spectacle
dévénements exotiques et dont on grossit limportance: un tel spectacle donne
limpression que la révolution consiste en des actions surprenantes et permanentes,
qui ne peuvent être faites que par dautres quelque part de lautre
côté de la planète.
Nous ne pensons pas que la France soit à la veille dune révolution. Les actions
décrites ici nont impliqué quune toute petite minorité de la population, et
déjà le mouvement semble retomber: aux dernières nouvelles, lassemblée de
Jussieu na plus lieu que deux fois par semaine. Mais nous pensons que bien des
participants ont découvert là que la vraie vie commence avec des expériences
personnelles. Et de telles expériences mènent parfois à des choses plus grandes.
BUREAU OF PUBLIC SECRETS
Avril 1998
Il se passe quelque chose de pas ordinaire dans ce pays. Si peu ordinaire que les
médias, les politiques, les syndicats ont décidé de faire silence sur ces
événements... Voilà en effet deux mois que Jospin a opposé un refus catégorique aux
revendications des chômeurs, que les syndicats et associations officielles leur ont
recommandé de rentrer chez eux, que la presse les ignore totalement, que la police les
réprime, parfois seulement pour de banales diffusions de tracts...
Pourtant, presque partout dans ce pays, des individus se sont regroupés en
bandes, en collectifs, en assemblées et ont commencé à se parler comme ils
lentendaient, directement, librement.
Nous sommes de ceux qui participent à lassemblée de Jussieu. Voilà un mois et
demi que se tient tous les soirs une sorte de forum permanent qui invente lui-même les
conditions de sa continuation... On sy parle et surtout on sy écoute.
Cest ainsi que sy mêlent et sy entendent des « chômeurs »,
des « précaires », des « salariés », des
« étudiants », des « lycéens », des « RMIstes », des
« canailles », des « militants », des « syndiqués »,
des « membres » de parti ou dassociation, des « rien de
tout »... Si nous metton des guillemets à toutes ces catégories, cest
justement parce ce quà nous parler, nous nous sommes rendus compte que nous
existions tous et chacun bien au-delà de ces catégories dans lesquelles on veut nous
enfermer et souvent nous opposer... Quau delà de notre fonction sociale
particulière, nous étions des êtres entiers, sujets dune histoire commune,
dune oppression commune, mais aussi animés de besoins, de désirs, de
questionnements qui pouvaient être communs.
Nous nous sommes alors mis à discuter de TOUT. Et dabord de ce qui bouffait nos
vies. Que ce soit le travail et son inutilité (en faisant linventaire de la
production de cette société, nous avons constaté quà 90% elle produisait de la
merde et de linutile), ses miettes de salaires, sa hiérarchie, son horreur
quotidienne... Que ce soit le chômage, avec sa misère et son ennui, quen discutant
nous avons reconnu comme un moment du travail, par la menace permanente quil fait
courir sur la tête de chaque salarié, le forçant à se soumettre par le chantage à la
thune, à la faim.
Nous avons aussi parlé de largent, du commerce, de la société qui les
imposait, mais encore du sale air quon respire, de la santé, de
lalimentation... Et il nous est paru clair que dans cette société, par quelque
bout quon labordait, on ne pouvait changer un détail sans devoir transformer
la totalité. Que tout était lié à la pensée de largent, au profit, et que nous,
êtres humains, nétions considérés dans ce monde que comme de vulgaires
marchandises, payées plus ou moins misérablement, exploitées, expulsées, jetées
après usage... Tout cela on se lest dit, petit à petit, et on a décidé de le
communiquer...
On écrit donc des textes, des tracts, mais surtout, privilégiant la relation directe,
on sinvite dans des cantines dentreprise pour aller discuter avec les
salariés, on occupe des lieux de toutes sortes (ANPE, CAF, agences EDF, compagnies de
leau, journaux, restaurants etc.) pour dire à tous ce quon se dit en
assemblée... On rencontre et manifeste notre complicité avec des grévistes de la
COMATEC, avec des sans-papiers, avec des opposants au maïs transgénique
membres de la Confédération paysanne, parce que nous avons réalisé avec eux que nos
griefs particuliers relevaient de la même cause: largent, la thune, le pognon, le
pèze, le flouze, lartiche, loseille, les pépettes, la caillasse, la némo,
le blé, la maille, la fraîche, les ronds, le carbure quoi!
On essaye de réfléchir à la société que nous voudrions en expérimentant
immédiatement certaines formes de réappropriation: une assemblée ouverte, permanente;
lidée dun potager, pour sessayer à la vraie culture; des leçons de
générosité aux commerçants, ces représentants zélés de légoïsme social; des
jeux, des balades, des banquets où sesquissent dautres rapport sociaux...
Comme le rèsumait lune dentre nous lors dune assemblée: « Ça
fait deux mois que jai plein damis, que je ne mennuie pas et que je
nattends plus mon chèque de fin de mois avec la même angoisse ».
On fait également savoir, dune autre manière, à certains de ceux que nous
avons reconnus comme étant des ennemis de lhumanité (des huissiers, des banques,
des marchands, des administrations, des journalistes...) que quand nous ne sommes plus
isolés, leur ignominie quotidienne nest plus sans réponse...
Et toujours, on continue de se réunir dans cette assemblée... On boit et mange
ensemble... On a subi la répression (la seule réponse du gouvernement au mouvement)...
On sest battu pour la libération de quatre camarades emprisonnés... On
réfléchit, on critique, et on se critique ensemble...
Et lon sest dit que non seulement il était prévisible quil ny
aurait plus jamais de travail pour tout le monde (à cause des machines, à cause du
néo-esclavagisme dans le dit Tiers-monde...), mais que quand bien même, nous
navions envie de travailler aucune heure à produire des saloperies et de
linutile, et que cétait toute la production quil fallait repenser, en
fonction de nos besoins et de nos désirs réels. On sest dit encore que tout
largent du monde, même divisé également entre tous, ne changerait concrètement
presque rien à nos vies. (Tout largent quils cèderont nous le prendrons mais
largent nest pas ce qui nous manque essentiellement.)
TANT QUIL Y AURA DE LARGENT, IL NY EN AURA JAMAIS ASSEZ POUR TOUT LE
MONDE.
Ces réflexions partagées nous ont mené logiquement à la nécessité dinventer
une autre société, dont les hommes décideraient eux-mêmes de leur activité et de leur
production, au lieu dêtre les esclaves de celle-ci. On se rend compte évidemment
que cest un projet gigantesque, mais après tout, beaucoup dentre nous étant
chômeurs, nous possédons une richesse inestimable: LE TEMPS! Et désormais
nous le prenons, car le projet dun temps réellement vécu nous est bien plus
passionnant que le temps vide ou mesuré passé entre sa télé, son boulot ou son bureau
daide sociale...
On se dit que ce sentiment, cette idée, sûrement des millions dentre nous la
portent plus ou moins enfouie en eux; quil nous faut nous rencontrer, nous, les
isolés, les dominés, pour ne plus lêtre... On commence à circuler, à
sécrire. Un débat sébauche à Paris et en province. Des coordinations, des
actions communes sorganisent.
Quant à la richesse véritable, pour nous, elle est à lopposé de la
marchandise et de largent. En même temps nous découvrons que la richesse est dans
nos échanges, dans nos menées communes, dans les prémices que portent les rêves
dune autre société, humaine, que nous vous invitons à réfléchir avec
nous. [7 mars]
* * *
Si nous occupons aujourdhui lÉcole Normale Supérieure de la rue
dUlm, cest dabord pour une raison pratique immédiate: il sagit
douvrir à tous un forum où tout ce qui est discutable peut être
discuté. [...] Lisolement des individus est la principale faiblesse des luttes
passées et larme de choix du pouvoir présent. Et cest cela-même
quil nous faut briser. [ca. 17 janvier]
* * *
Si nous occupons aujourdhui le siège du Parti socialiste, 10, rue de Solférino,
cest en réponse à lintervention télévisée du Premier ministre hier soir
[...]. Notre mouvement, loin de toute revendication corporatiste, entend poser le
problème général de lorganisation du travail, et les questions de fond de la
société si soigneusement esquivées hier soir. Cest pourquoi, nous invitons chacun
à étendre, continuer la lutte et à sauto-organiser. [22 janvier]
* * *
Pas besoin dANPE
pour trouver une
O C C U P A T I O N
Assemblée générale tous les jours
sauf le week end à Jussieu à 18 H
* * *
Les balades sont des journées de rencontres actives et de jeux à léchelle de
la ville et de la vie. Il est souhaitable quaucune routine ne sy installe
que limagination de chacun sexprime et serve de tremplin. Certains
trouve notre enthousiasme excessif. Il ne sagit pas de dire que « nous sommes
les meilleurs » mais notre « assemblage » contient une « graine de
magie ». Des liens se tissent peu à peu; nous nous réapproprions des morceaux de
liberté; nos rêves, nos délires mêmes, conjugués, nous mènent à une réalité qui
nous semble plus vibrante que celle dhier. Lhiver a été long, laissons
fleurir le printemps!
* * *
La meilleure façon dabolir le chômage, cest dabolir le travail et
largent qui lui sont associés.
* * *
Aussi est-il absurde de réclamer « la création demplois »; les
richesses existent pour assurer la subsistance à toutes et à tous. Nous navons
quà les partager. Quant au reste, une révolution sociale fermerait davantage
dusines et supprimerait plus demplois nuisibles en douze heures que le
capitalisme en douze ans. Pas question de continuer à fabriquer des colorants
alimentaires, des porte-avions ou des contrats dassurance... Pas de « plein
emploi », une vie bien remplie!
* * *
Il est juste (moralement et stratégiquement) de réclamer par exemple que les jeunes
puissent toucher le RMI, parce que leur situation apparaît comme une incohérence
manifeste. De même, il est important dimposer la gratuité de tous les services
publics pour les pauvres. Mais un mouvement social ne peut se contenter, en guise
darguments, des contradictions et des mensonges de ladversaire; il doit mettre
en avant ses propres exigences, cest-à-dire non seulement les raisons profondes de
sa colère mais ses désirs. Sil ne le fait pas, il se borne à réclamer de la
justice à ceux qui organisent linjustice et en vivent. Ainsi il part battu. Le
fameux slogan SOYONS RÉALISTES DEMANDONS LIMPOSSIBLE! nest pas une simple
provocation ou un bon mot poétique, cest réellement la voie du bon sens. [...]
Salariés, étudiantes ou RMIstes, toutes et tous nous manquons dabord despace
et de temps pour nous rencontrer, échanger nos rêves, inventer nos vies. Plutôt la
débauche (de caresses et didées) que les embauches!
* * *
Jusquici la figure alarmant du chômeur a été instrumentalisée en terrorisme
social par le système capitaliste afin faire accepter nimporte quel boulot même le
plus absurde, à nimporte quelles conditions. [...] Nest-il pas temps de
sinterroger sur le sens de ce que lon produit, de se poser ces questions
essentielles: produire quoi? pour qui? pour quoi? comment? à quel coût écologique et
social? [...] Arrêtons de nous en remettre à ces spécialistes du mensonge de bois qui
prétendent parler en notre nom. À nous de décider de ce qui est possible, de ce que
nous voulons, et des moyens pour lobtenir. À nous de reprendre en main notre vie
individuelle et collective. À nous de nous réapproprier les moyens matériels que les
possesseurs des pouvoirs politiques, financiers et médiatiques nous ont volés.
* * *
La liberté du chômeur est une liberté de ne rien faire, puisquen tant
quindividu tous les moyens de production lui sont refusés. [...] Le chômeur est
dangereux dans la mesure où il cherche à donner un contenu à sa liberté. [...] La
véritable alternatif noppose pas le travail salarié au chômage, mais
lactivité libre à lactivité aliénée. [...]
La fonction de notre mouvement pourrait être de constituer un plateau, une plate-forme
darticulation de toutes les luttes parcellaires dans lesquelles nous parvenons à
reconnaître le contenu universel de la lutte contre la marchandise. [...]
La contradiction essentielle de notre mouvement oppose le parti des revendications
partielles représenté par les associations de chômeurs au parti du bouleversement, qui
sexprime si librement dans les A.G. de Jussieu. En tant quorganisations
réformistes et bureaucratiques, les associations de chômeurs ont des intérêts
corporatistes, catégoriels, séparés et ne peuvent désirer la fin effective du chômage
qui signifierait leur propre fin. Elles nont dautre objectif que de mener
éternellement une lutte sans victoire au contenu absurde. Elles ont tout sauf intérêt
à lélargissement du mouvement, qui alors leur échapperait. [...]
Il apparaît que lun des problèmes les plus urgents qui se pose à notre
mouvement est de sortir du ghetto de la revendication corporatiste portant sur le
chômage, de trouver ce point dexponentielle, dembrasement qui nous ralliera
les autres catégories de la population, dobtenir une suspension du tempo tyrannique
de la production. Un tel effet a été pour une part produit en 68 [...] Mais les
organisations gauchistes bureaucratiques, si puissantes à lépoque, sont parvenues
à les noyauter, comme cela était prévisible. [...] On a pu alors constater leffet
renversant de ces petits groupes de quelques dizaines de personnes qui exécutaient leurs
décisions dans la seconde même où ils les adoptaient. Ce ne fut dailleurs pas
seulement laction quils libérèrent, mais aussi la parole, tant il est vrai
que cest seulement dans la mesure où les hommes ont ensemble quelque chose à faire
quils ont quelque chose à se dire.
* * *
Quant aux chômeurs eux-mêmes, dans leur immense majorité, ils restent prisonniers de
leur isolement. Cette lutte est aujourdhui à la croisée des chemins: ou elle
sépuise dans lexigence dune impossible réforme du système
dindemnisation sociale qui pérennise le statut de chômeur, ou elle accède à la
conscience supérieure de ce qui finalement la motive une remise en cause des
rapports marchands qui ont déjà dévasté tout ce quil y avait dhumain dans
notre société.
* * *
Certains sociologists ont qualifié notre génération d « une génération
sacrifiée ». Or nous refusons de sacrifier nos vies pour leur Bourse, pour leur
gouvernement, pour leur politique dintransigence. Nous menons une lutte quotidienne,
organisée dune façon autonome. Nous navons pas de chefs. Notre assemblée
générale est souveraine et ses comités sont sujets à la base. [...]
Camarades lycéens, sans un changement social et économique fondamental, nous serons
les chômeurs futurs. Nous appelons à tous de soutenir le droit des chômeurs et des
précaires de vivre convenablement. Nous sommes ceux qui créerons notre avenir. Ne
laissons pas à dautres de le décider pour nous! Résistons!
[Nayant pas loriginal de ce tract du Comité dAction Lycéen, je
lai retraduit à partir dune traduction anglaise parue dans la revue The
Nation.]
* * *
« La fortune des 358 personnes les plus riches de la planète, milliardaires en
dollars, est supérieure au revenu annuel de 45% dhabitants les plus pauvres de la
planète, soit 2,6 milliards de personnes. » (Le Monde diplomatique,
février 1997). [...] Cest fort naïf que de compter aujourdhui sur des hommes
détat compréhensifs pour satisfaire aux doléances des pauvres. Les gouvernants,
quelle que soit leur étiquette politique, ne sont que des administrateurs au service des
véritables maîtres du monde: les propriétaires des multinationales transplanétaires.
[...]
Il faut avoir lesprit dentreprendre la création dune autre
société. [...] Certes, cest une tâche plus compliquée quencaisser un
chèque et retourner se coucher jusquau retour de la vache enragée, ou attendre que
des hommes providentiels résolvent les problèmes à notre place. [...] Mais cest
ça ou le triomphe du malheur. Agir ou subir, il faut choisir. Et puis, enfin... Voilà un
travail digne dêtres humains! [Bretagne]
* * *
Jeudi 8 janvier 1998, 200 militants de la Confédération paysanne ont investi des
installations de stockage de maïs transgénique appartenant à la société Novartis.
« Là, ils ont abondamment arrosé les graines à la lance à incendie pour alerter
lopinion sur les danger que feraient peser sur la santé de lêtre humain les
manipulations génétiques appliquées aux plantes. Selon la Confédération paysanne, le
maïs transgénique pourrait transmettre à lhomme une rèsistance à leffet
de certains antibiotiques. » (Le Monde, Dimanche-Lundi 19 Janvier). Il
sagissait pour eux de sinsurger contre la décision du gouvernement français
dautoriser la mise en culture de ces produits.
Le mal-nommé « mouvement des chômeurs et précaires » na pas
manqué de retrouver dans cette action exemplaire une puissante fraternité avec sa propre
action. Ce sont en effet les mêmes rapports marchands qui tendent à exclure une
majorité des hommes de toute emprise sur leur propre vie, de toute existence sociale et
de la prise de décisions collectives, et qui engagent une dégradation continuée des
conditions les plus élémentaires de la survie par un saccage avéré de la nature et un
empoisonnement généralisé de la population. [...] Dans la version désormais suicidaire
du capitalisme, chaque pas fait dans le sens du « Progrès » nest
quun pas vers la catastrophe. Lampleur du désastre, et la menace de son
aggravation, mettent en cause la nature même dune société dominée par les
rapports marchands, de façon vitale. Cest désormais CHACUN qui se trouve
acculé par la simple nécessité de survivre à une transformation radicale de
la société. [...]
Trois représentants de la Confédération Paysanne ont été, suite à cette action,
mis en examen et placés sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter leur
département et de se rencontrer. Tous les moyens dont nous disposons seront mis en uvre
pour les soutenir, à commencer par notre participation à la grande manifestation de
solidarité et de protestation devant le tribunal dAgen le 3 février 1998, jour du
procès de ces trois syndicalistes.
Assemblée générale de Jussieu (21 janvier)
* * *
Les techniques de domination évoluent si vite, plus vite même que les courbes du
chômage ou des gains de productivité, quelles imposent à tous ceux qui ne sont
pas du bon côté du manche de répondre rapidement à la question quil posait
implicitement il ny a pas quatre ans: est-il encore possible de faire entendre la
vérité quand tant de puissances, dÉtat et dargent, se liguent pour
locculter? Comment, lorsquon est du côté des assourdis, des
sans-voix, faire obstacle aux machinations que les marchands et leurs commis
ourdissent au grand jour dans linsolent certitude où ils sont, non davoir
nécessairement raison mais de nêtre pas contredits? Comment y parvenir en
cas durgence?
Sagissant du maïs transgénique Novartis et de la révoltante complaisance avec
laquelle lÉtat français a jugé bon den autoriser commercialisation et mise
en culture en mentant sur lavis rendu par le Comité de Prévention et de
Précaution quil avait lui-même désigné [...] mes camarades de la Confédération
paysanne en tout cas, ont considéré quil y avait urgence à se dresser contre ceux
qui voulaient imposer le fait accompli. [...]
En venant faire avec nous le premier procès public dune plante transgénique,
qua-t-elle dit dautre, cette foule joyeuse et résolue [de manifestants] dont
la rumeur nous est parvenue cet après-midi, sinon quelle intente en même temps le
procès dun ordre social qui ne craint plus dannoncer quil assume le
risque dempoisonner les hommes et leur planète au nom des équilibres financiers et
de la libre circulation des marchandises?
René Riesel, « Déclaration devant le Tribunal
dAgen » (3 février)
* * *
Comme elle lavait souhaité, le Confédération Paysanne a réussi à transformer
le procès de ses trois militants, accusés davoir dénaturé le 8 janvier dernier
un stock de maïs transgénique, en procès du maïs Cb de Novartis, fer de lance de
lagro-industrie multinationale. Dix témoins scientifiques, paysans,
défenseurs de lenvironnement, et représentantes des consommateurs ont
expliqué devant le juge en quoi la décision gouvernementale dautoriser la mise en
culture du maïs transgénique était prématurée et dangereuse. Durant le procès, 1800
personnes se sont rassemblées devant le tribunal afin dexprimer leur soutien aux
trois prévenus, et dexiger avec eux un moratoire sur la culture et la vente du
maïs génétiquement modifié. 292 organisations de 24 pays ont soutenu la manifestation.
[...] Quelque soit lissue du procès(2), il marquera
donc une étape importante dans la mobilisation internationale pour défendre
lagriculture paysanne contre la tentative de mainmise des firmes chimiques et
semencières.
Confédération Paysanne (3 février)
* * *
Ce quil vous faut, nous le savons mieux que vous
puisque nous sommes des spécialistes
Depuis que vous nous avec élus, nous navons pensé quà votre bonheur.
Nous sommes extrêmement préoccupés par le drame du chômage, cest pourquoi
nous avons étudié toutes les solutions afin de vous éviter les affres de
loisiveté qui est, comme chacun le sait, la mère de tous les vices ,
langoisse que lon découvre quand on peut soi-même décider de lemploi
de sa propre vie.
Nos experts ont, après de savants calculs longs et coûteux, découvert la solution
qui pourrait relancer le cycle de profits (qui seront évidemment partagés entre tous,
comme dhabitude) à savoir la création du maximum demplois indispensables à
la réalisation de lêtre humain tels que: remplisseur de caddy de supermarché,
cireur de chaussures, promeneur du chien de la patronne, ouvreur de porte, et nous sommes
sûrs que les millions de chômeurs seront heureux dêtre utiles à la société, ou
même seulement à une partie dentre elle.
Certains esprits chagrins, toujours prompts à critiquer mais peu habiles à bâtir un
futur rentable pour lhumanité, critiquent ce programme qui, nous le
rappelons, est le seul possible si nous voulons sauver notre civilisation disant
que ces emplois seraient inutiles et nuisibles. Ces utopistes criminels veulent placer
lêtre humain au dessus des nécessités économiques et ainsi livrer notre pays à
la barbarie comme lors des heures sombres de 1789-1793 ou des sanglantes exactions de la
Commune.
Nous, nous avons su tirer les leçons de lhistoire et ne sommes pas prêts à
tolérer que notre belle patrie qui assure à tous le bien être et la liberté
dexpression, les loisirs et les jeux télévisés ne soit livrée aux prolétaires,
ces barbares avinés sans aucune éducation... cest pourquoi, du haut de notre
clairvoyance, pour assurer la sécurité de tous et le plein emploi nous avons décidé
doffrir aux jeunes des centaines de milliers de postes de policiers auxiliaires,
contrôleurs intérimaires, vigiles à temps partiel, indicateurs en remplacement.
Continuez à nous faire confiance, nallez pas à lassemblée des luttes où
se retrouvent chômeurs, précaires, salariés et étudiants Lundi 19 janvier à 17h 30
sur lesplanade de la fac de Jussieu, cela ne servirait à rien et ne pourrait que
nuire à votre propre cause qui est aussi le nôtre.
Votre gouvernement pluriel et sa majorité critique
(bien que daccord sur lessentiel)
[NOTES]
1. Pour lexamen détaillé des problèmes et des
possibilités dune société de ce type et du pour et du contre de diverses
tactiques pour y parvenir, voir le chapitre « La joie de révolution » du
livre de Ken Knabb, Secrets Publics.
2. Trois paysans José Bové, René Riesel et Francis Roux
ont été condamnés à payer 500.000 F de dommages à Novartis (ils nont pas
lintention de payer). Depuis leur action, la question est beaucoup plus largement
débattue, et le gouvernement français sest cru obligé de mettre sur pied un
« jury » public et indépendant pour faire une enquête sur les risques
éventuels du maïs transgénique.
Pour plus dinformation, sadresser à la
Confédération Paysanne: 81, avenue de la République, 93170 Bagnolet, France; ou à confpays@globenet.org (http://www.confederationpaysanne.fr).
Ces textes parus en janvier-mars 1998 sont les originaux
dun recueil en anglais, We Dont Want Full
Employment, We Want Full Lives! publié en Californie en avril 1998.
Lintroduction a été traduite par Ken Knabb et Luc Mercier.
Anti-copyright.
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