I
L'école a été, avec la famille, l'usine, la caserne et accessoirement l'hôpital et la prison le passage inéluctable où la société marchande infléchissait à son profit la destinée des êtres que l'on dit humains.
II
"En finir avec l'éducation
carcérale et la castration du désir"
Hier encore instillé
dès la petite enfance, le sentiment de la faute élevait autour
de chacun la plus sûre des prisons, celle où les désirs
sont emmurés. Pendant des millénaires, l'idée d'une
nature exploitable et corvéable à merci a condamné
au péché, au remords, à la pénitence, au refoulement
amer et au défoulement compulsif la simple inclination à
jouir de tous les agréments de la vie.
Quelle devrait être
la préoccupation essentielle de l'enseignement? Aider l'enfant dans
son approche de la vie afin de lui apprendre à savoir ce qu'il veut
et à vouloir ce qu'il sait`c'est-à-dire à satisfaire
ses désirs, non dans l'assouvissement animal mais selon les affinements
de la conscience humaine.
L'inverse s'est produit.
L'apprentissage s'est fondé sur la répression des désirs.
On a revêtu l'enfant d'angéliques habits sous lesquels il
n'a cessé de faire la bête, un bête dénaturée
de surcroît. Comment s'étonner que les écoles imitent
si bien, dans leur conception architecturale et mentale, les maisons de
force où les réprouvés sont exilés des joies
ordinaires de l'existence?
Une école qui entrave
les désirs stimule l'agressivité
Les anciens bâtiments
scolaires ne laissent pas d'évoquer les pénitenciers. Les
fenêtres haut placées n'autorisaient au regard de l'élève
qu'une échappée vers le ciel, unique espace réservé
au bonheur des âmes, sinon des corps. Car le corps, immobilisé
sur un banc d'étude vite transformée en banc de torture,
subissait dans la gêne ordinaire sa destinée terrestre.
L'opinion prévalait
alors qu'il fallait pour s'instruire (comme pour être beau) apprendre
à souffrir. Entrer dans l'âge adulte, n'était-ce pas
renoncer aux plaisirs de l'enfance pour progresser dans une vallée
de larmes, de décrépitude, de mort?
Les pédagogues ont
toujours affirmé que la discipline et le maintient de l'ordre formaient
la condition sine qua non de toute éducation. Nous percevons mieux
aujourd'hui à quel point leur prétendue science relevait
en fait d'une très ordinaire pratique répressive: encourager
le mépris de soi et brimer les «appétits charnels»
afin d'élever l'homme au septième ciel de l'esprit en l'arrachant
à la matière terrestre.
Le corps une fois rabaissé
à l'état d'objet et en l'occurrence, de matériel scolaire,
l'instructeur n'en avait que plus de facilité pour enfoncer dans
le crâne du potache des notions respectables et respectueuses de
l'autorité. Solliciter l'intelligence abstraite et la raison «objective»
contribuait à occulter cette intelligence sensible et sensuelle
chevillée aux désirs, cette petite lumière du coeur
qui clignote quand l'enfant, se retrouvant seul avec lui-même, se
pose la question: toutes ces connaissances assenées par contrainte
et menace, en quoi vont-elle m'aider à me sentir bien dans ma peau,
à vivre plus heureux, à devenir ce que je suis?
Les méthodes éducatives
ont renoncé aux châtiments corporels à l'époque
où la gifle et le coup de pied aux fesses cessaient de constituer
l'essentiel d'une éducation familiale qui, au dire des tortionnaires,
avait toujours fait ses preuves. Et comment!
Cela ne signifie pas pour
autant que le corps échappe désormais à la brimade,
à la mortification, au mépris. Les sens ne sont-ils pas placés
sous haute surveillance pendant les heures d'étude et da l'espace
qui leur est réservé? L'oeil a pour devoir de se river aux
gestes de son maître. La bouche, elle, ne s'ouvrira qu'à l'invite
du mentor, et gare à ce qu'elle osera proférer! Réponse
incorrecte, propos malsonnant suscitent la volée de bois vert, la
rebuffade, la raillerie, l'humiliation; la parole pertinente ou servile
s'attirant la louange que comptabilisera le bilan promotionnel de fin d'année.
La main, enfin, se lèvera poliment pour solliciter l'attention du
pédant, au risque, il n'y a pas si longtemps, de se faire taper
sur les doigts avec la règle du droit bon sens.
On s'aperçoit, avec
le recul du temps, que les lycéens et les lycéennes ont été
traités selon les procédés du savant stalinien Pavlov
qui, chez les chiens de son laboratoire, récompensait la bonne réponse
d'un morceau de sucre et sanctionnait la mauvaise par un choc électrique.
Ne fallait-il pas que le mépris fût la norme d'une époque
pour que les pédagogue préconisent une méthode éducative
qu'aucun être humain digne de ce nom n'infligerait aujourd'hui à
un chien? Et est-il si sûr que l'école ne reste pas dans la
lâcheté d'un assentiment général, un lieu de
dressage et de conditionnement, auquel la culture sert de prétexte
et l'économie de réalité?
Comment peut-il y avoir
connaissance où il y a oppression?
Maintenues par la peur de
bouger dans une prison de muscles tétanisés, les émotions
refoulées instaurent entre l'oppresseur et l'opprimé une
logique de destruction et d'autodestruction qui rompt toute forme de communication
éclairée.
Aux sottes prétentions
du maître à régner tyranniquement sur sa classe répondent
avec une égale sottise le chahut et le charivari qui servent d'exutoire
aux énergies réprimées.
Partout où la prison,
le ghetto, la carapace caractérielle imposent leur stratégie
d'enfermement, l'élan du désespoir dresse le poing du casseur.
La main de l'écolier se venge en mutilant tables et chaises, en
maculant les murs de signes insolent, en lacérant les oripeaux de
la laideur, en sacralisant un vandalisme où la rage de détruire
se paie du sentiment d'être détruit, violenté, mis
à sac par le piège pédagogique quotidien.
Les bouches s'ouvrent en
cris hargneux de la protestation, les yeux puisent dans le défi
la lueur d'enthousiasme qui leur est refusée. Ainsi les mouvement
de contestation qu'éveillent périodiquement les directives
d'instances bureaucratiques et gouvernementales sombrent-ils -par absence
de créativité) dans la même grisaille et la même
stupidité que le pouvoir cacochyme qui les a provoqués. Qu'attendre
des manifestations grégaires où l'intelligence des individus,
à défaut d'un projet de changement radical, se ravale, selon
le commun dénominateur des foules, au plus bas niveau de compréhension?
Pour éviter l'explosion
des désirs refoulés sans dessus dessous, les autorités
ont su ménager un sas de décompression et de dérapages
contrôlés. Le laxisme n'est pas le souffle de la liberté,
il est la respiration de la tyrannie.
La cour de récréation
que comportent prisons, casernes et écoles permet à l'énergie
libidinale comprimée par les rigueurs de la discipline de se débonder
à loisir. Elle conserve la séparation entre la tête
- le «chef» - et le reste du corps, qui lui est soumis en principe,
mais elle inverse l'ordre hiérarchique institué pendant le
temps d'étude. Le dernier y devient le premier: le cancre et la
brute musclée tiennent le haut du pavé et en font baver aux
forts en thème. Rien n'est changé, si ce n'est que les pulsions
de la vie opprimée se débondent en pulsions de mort.
Une fois refermée
la parenthèse du désordre toléré, l'esprit
reprend ses droits, avec mission de régner sur le chaos. Ceux que
le pouvoir professoral a auréolés de la sainteté du
savoir réintègrent leur place en tête du peloton. Leur
intellectualité rejette dans les ténèbres la bête
qui rôde au profond de l'être, tandis que leur supériorité
s'affirme sur la horde des indisciplinés, des dissipés, des
cancres, qualifiés de bêtes, selon une insulte qui mériterait
d'être analysée de plus près (lorsqu'on prendra conscience
que renier l'animalité des pulsions au lieu de l'affiner n'aboutit
pas à l'humanité mais à une bestialité à
visage humain).
Il existe évidemment
un rythme naturel de l'effort et du repos, de la concentration et de la
détente, mais l'organisation sociale du travail a substitué
à la simple alternance de la contraction et de la décontraction
le mécanisme psychologique du refoulement et du défoulement.
Le comportement ordinaire de l'exploiteur accordant aux exploités
un temps de délassement qui les renverra dispos à l'usine
et au bureau s'est exprimé avec justesse dans les propos du général
de Gaulle irrité par la révolution de 1968: «Il est
temps de siffler la fin de la récréation.»
Apprendre sans désir,
c'est désapprendre à désirer
Le mépris de soi
et des autres est inhérent au travail d'exploitation de la nature
terrestre et de la nature humaine. C'est pourquoi peu songent à
s'indigner qu'il soit monnaie courante dans les échanges entre professeurs
et élèves. Il serait illusoire de croire qu'une pratique
aussi intolérable puisse cesser sous l'effet d'un choix éthique,
d'une volonté de courtoisie, de quelque formule du style «je
vous serais reconnaissant de ne pas me parler sur ce ton». Ce qui
est en jeu, c'est une refonte radicale de la société et d'un
enseignement qui n'a pas encore découvert que chaque enfant, que
chaque adolescent possède à l'état brut l'unique richesse
de l'homme, sa créativité.
Comment peut-on exciter
la curiosité chez des êtres tourmentés par l'angoisse
de la faute et la peur des sanctions? Certes, il existe des professeurs
assez enthousiastes pour passionner leur auditoire et faire oublier un
instant les détestables conditions qui dégradent leur métier.
Mais combien, et pendant combien d'années?
Dénombrez, d'une
part, les bureaucrates qui terrorisent leur classe et sont terrorisés
par elle, et de l'autre les artistes, jongleurs et funambules du savoir,
capables de captiver sans avoir à jamais se transformer en gardes-chiourmes
ou en adjudants-chefs.
Il ne s'agit pas ici de
juger, ni d'entrer dans la pratique imbécile du mérite et
du démérite en vitupérant les premiers en louant les
seconds. Non, ce qui importe, c'est de tout mettre en oeuvre pour que l'enseignement
garde en éveil cette curiosité si naturelle et si pleine
de vie que Shéhérazade obtient d'elle le privilège
de tenir en échec la mort dont la menaçait un tyran.
L'aberration du monde à
l'envers a grevé pendant des siècles l'éducation de
l'enfant.
Que tant d'efforts et de
fatigue soient requis du maître et de l'élève pour
raviver une avidité de savoir si frénétiquement attestée
dans l'âge tendre dit assez qu'une évolution a été
brutalement interrompue. La curiosité a été bel et
bien étouffée à une époque où elle participait
du développement ludique de l'enfance, quand elle était amusante
et jetait pourtant les bases d'un gai savoir, incompatible avec la vision
des austère des adultes, pour qui la science revêt le sérieux
des affaires et doit se propager par vérités sèches,
ennuyeuses, abstraites.
Souvenez-vous des milles
questions que l'enfant pose sur lui et sur le monde qu'il découvre
avec un émerveillement sans fin. Pourquoi pleut-il? Pourquoi la
mer est-elle bleu? Pourquoi mon frère m'arrache-t-il mes jouets?
Les réponses qu'il recevait n'étaient le plus souvent que
des propos évasifs et rebuffades. Si bien que lassé d'un
démarche dont on lui faisait ressentir l'inconvenance, il se laissait
pénétrer par l'impression de n'être ni digne ni capable
de comprendre. Comme si toute étape de développement psychologique
ne possédait son mode de compréhension adéquat.
Lorsque, rebuté enfin
par tant d'interrogations jugées sans intérêt, il entre
dans les cycle des études on lui assène des réponses
dont il a perdu le désir. Ce qu'il avait souhaité passionnément
connaître quelques années auparavant, il est contraint de
l'étudier par force en bâillant d'ennui.
La diversité des
sensations heureuses et malheureuses avait fait naître en lui cette
conscience expérimentale qui permettait d'améliorer les unes
et d'éviter les autres. Entretenues par une pédagogie parentale
pleine d'attention, de sollicitude et d'affection, une telle motivation
psychologique l'eût entraîné à désirer
sans fin, à vouloir en savoir plus, à aborder le monde avec
une curiosité sans bornes. Pour la simple raison que les connaissances
obéissaient alors à la plus naturelle des sollicitations:
se rendre heureux.
Si l'enseignement est reçu
avec réticence, voire avec répugnance, c'est que le savoir
filtré par les programmes scolaires porte la marque d'une blessure
ancienne: il a été castré de sa sensualité
originelle.
La connaissance du monde
sans la conscience des désirs de vie est une connaissance morte.
Elle n'a d'usage qu'au service des mécanismes qui transforment la
société selon les nécessités de l'économie.
Les adoucissements qu'elle procure au sort des hommes, elle ne les livre
qu'à contrecoeur et avec la menace d'une prochaine rigueur qui en
effacera les effets.
Après avoir arraché
l'écolier à ses pulsions de vie, le système éducatif
entreprend de le gaver artificiellement afin de le mener sur le marché
du travail, où il continuera à ânonner jusqu'à
écoeurement le leitmotiv de ses jeunes années: que le meilleur
gagne!
Gagne quoi? Plus d'intelligence
sensible, plus d'affection, plus de sérénité, plus
de lucidité sur soi et sur les circonstances, plus de moyens d'agir
sur sa propre existence, plus de créativité? Non, plus d'argent
et plus de pouvoir, dans un univers qui a usé l'argent et le pouvoir
à force d'être usé par eux.
Erreur n'est pas culpabilité
Le système éducatif
ne s'est pas contenté de murer les désirs d'enfance dans
la carapace caractérielle où les muscles tétanisés,
le coeur endurci et l'esprit imprégné par l'angoisse ne favorisent
pas vraiment l'exubérance et l'épanouissement. Il ne s'est
même pas borné à colloquer l'écolier dans des
bâtiments sans joie, destinés à lui rappeler, au cas
où il l'oublierait, qu'il n'est pas là pour s'amuser. Il
suspend, en outre, au-dessus de sa tête le glaive, à la fois
ridicule et menaçant, d'un verdict.
Chaque jour, l'élève
pénètre, qu'il le veuille ou non, dans un prétoire
où il comparaît devant ses juges sous l'accusation présumée
d'ignorance. À lui de prouver son innocence en régurgitant
à la demande les théories, règles, dates, définitions
qui contribueront à sa relaxation en fin d'année.
L'expression «mettre
en examen», c'est-à-dire procéder, en matière
criminelle, à l'interrogatoire d'un suspect et à l'exposition
des charges, évoque bien la connotation judiciaire que revêt
l'épreuve écrite et orale infligée aux étudiants.
Nul ne songe ici à
nier l'utilité de contrôler l'assimilation des connaissances,
le degré de compréhension, l'habileté expérimentale.
Mais faut-il pour autant travestir en juge et en coupable un maître
et un élève qui ne demandent qu'à instruire et à
être instruit? De quel esprit despotique et désuet les pédagogues
s'autorisent-ils pour s'ériger en tribunal et trancher dans le vif
avec le couperet du mérite et du démérite, de l'honneur
et du déshonneur, du salut et de la damnation? À quelles
névroses et obsessions personnelles obéissent-ils pour oser
jalonner de la peur et de la menace d'un jugement suspensif le cheminement
d'enfants et d'adolescents qui ont seulement besoin d'attentions, de patience,
d'encouragements et de cette affection qui a le secret d'obtenir beaucoup
en exigeant peu?
N'est-ce pas que le système
éducatif persiste à se fonder sur un principe ignoble, issu
d'une société qui ne conçoit le plaisir qu'au crible
d'une relation sadomasochiste entre maître et esclave: «Qui
aime bien châtie bien» ?
C'est un effet de la volonté
de puissance, non de la volonté de vivre, que de prétendre
par un jugement déterminer le sort d'autrui.
Juger empêche de comprendre
pour corriger. Le comportement de ces juges, eux-mêmes apeurés
par la crainte d'être jugés, détourne des qualités
indispensables l'élève engagé dans sa longue marche
vers l'autonomie: l'obstination, le sens de l'effort, la sensibilité
en éveil, l'intelligence déliée, la mémoire
constamment exercée, la perception du vivant sous toutes ses formes
et la prise de conscience des progrès, des retards, des régressions,
des erreurs et de leur correction.
Aider un enfant, un adolescent
à assurer sa plus grande autonomie possible implique sans nul doute
une lucidité constante sur le degré de développement
des capacités et sur l'orientation qui les favorisera. Mais qu'y
a-t-il de commun entre le contrôle auquel l'élève se
soumettrait, une fois prêt à franchir une étape de
la connaissance, et la mise en examen devant un tribunal professoral? Laissez
donc la culpabilité aux esprits religieux qui ne songent qu'à
se tourmenter en tourmentant les autres.
Les religions ont besoin
de la misère pour se perpétuer, elle l'entretiennent afin
de prêter plus d'éclat à leurs actes de charité.
Eh bien, le système éducatif agit-il autrement lorsqu'il
suppose chez l'élève une faiblesse constitutive, toujours
exposée au péché de paresse et d'ignorance, dont seul
peut l'absoudre la mission pour ainsi dire sacrée du professeur?
Il est temps d'en finir avec ces billevesées du passé!
Chacun possède sa
propre créativité. Qu'il ne tolère plus qu'on l'étouffe
en traitant comme un délit passible de châtiment le risque
de se tromper. Il n'y a pas de fautes, il n'y a que des erreurs, et les
erreurs se corrigent.
Seuls ceux qui possèdent
la clé des champs et la clé des songes ouvriront l'école
sur une société ouverte
La perspective d'une rentabilité
à tout prix est le rideau de fer d'un monde clos par l'économie.
La perspective de vie s'ouvre sur un monde où tout est à
explorer et à créer. Or, l'institution scolaire appartient
aux milieux d'affaire qui la voudraient gérer cyniquement, sans
plus s'embarrasser du vieux formalisme humanitaire. Reste à savoir
si les élèves et professeurs se laisseront réduire
à la fonction de rouages lucratifs, si, n'augurant rien de bon dans
la gestion, à laquelle on les convie, d'un univers en ruines, il
ne gageront pas d'apprendre à vivre au lieu de s'économiser.
Tout se joue aujourd'hui
sur un changement de mentalité, de vision, de perspective.
Épingler un papillon
n'est pas la meilleure façon de faire connaissance avec lui. Celui
qui transforme le vivant en chose morte, sous quelque prétexte que
ce soit, démontre seulement que son savoir ne lui a même pas
servi à devenir humain.
Il existe, en revanche,
une approche qui décèle le rayonnement de la vie au sein
d'un cristal, d'un poème, d'une équation, d'une formule chimique,
d'une plante, d'un objet manufacturé. Elle établi entre l'observateur
et l'observé une relation d'osmose où tout est distinct sans
que rien soit séparé.
La conscience d'une présence
vivante dans le sujet et dans l'objet n'est-elle pas de nature à
manifester ce qu'il y a de maître dans l'élève et d'élève
dans le maître? Où manque l'intelligence de la vie, il n'y
a que des rapports de brutes. Ce qui ne vient pas de ce qu'il y a en nous
de plus vivant pour y retourner se dévoie vers la mort, pour la
plus grande gloire des armées et des technologies de profit. C'est
pourquoi la plupart des écoles sont des champs de bataille où
le mépris, la haine et la violence dévastatrice dressent
le constat de faillite d'un système éducatif qui contraint
l'enseignant au despotisme et l'enseigné à la servilité.
Quelle résignation
dans l'enfermement prétendument studieux où l'élève
est convié à se sacrifier et à claquer sur son propre
bonheur la porte du renoncement! Et comment instruirait-il les enfants
qu'il a devant lui, l'éducateur qui n'est même plus capable
de redevenir enfant en renaissant chaque jour à lui-même?
Celui qui porte dans son coeur le cadavre de son enfance n'éduquera
jamais que les âmes mortes.
Dispenser la connaissance,
c'est réveiller l'espoir d'un monde merveilleux que la jeunesse
a nourri et dont l'homme ne cesse de se nourrir. Encore faut-il dans le
même temps briser la malédiction des idées reçues
et se moquer de ces comptables du pouvoir et du profit qui ont si bien
exclu le merveilleux de leur réalité que l'impatience enfantine
le relègue au royaume des fées et l'impuissance des vieux
dans les marais de l'utopie.
Le corps humain, le comportement
animal, la fleur, la spéculation philosophique, la culture du blé,
l'eau, la pierre, le feu, l'électricité, le travail du bois,
l'équitation, la physique quantique, l'astronomie, la musique, un
moment soudain privilégié dans l'existence quotidienne, tout
ressortit du merveilleux, non par mystique contemplative mais parce que
le choix d'une prééminence du vivant cesse de se plier aux
impératifs traditionnels de l'exploitation lucrative. Quand la forêt
est le poumon de la terre et non le prix d'un certain nombre de stères
ou un espace à dévaster par intérêt immobilier,
alors se manifeste le sens humain d'une nature offrant ses ressources énergétiques
à qui l'aborde sans la violenter.
L'apprentissage de la vie
est une promenade dans l'univers du don. Une promenade mycologique en quelque
sorte, où le guide enseigne à distinguer les champignons
comestibles des autres, impropres à la consommation, voire mortels
mais dont un traitement approprié peut tirer des vertus curatives.
Au lieu du camp retranché
où croupit tristement une main-d'oeuvre de réserve, pourquoi
ne faites vous pas de l'école un parc attractif du savoir, un lieu
ouvert où les créateurs viendraient parler de leur métier,
de leur passion de leur expérience, de ce qui leur tient à
coeur? Un luthier, un maraîcher, un ébéniste, un peintre,
un biologiste ont assurément plus et mieux à enseigner que
ces hommes d'affaire qui viennent prôner l'adaptation aux lois aléatoires
du marché.
Que l'ouverture sur le monde
culturel soit aussi l'ouverture sur la diversité des âges!
Pourquoi réserver aux jeunes le droit à l'instruction, en
excluant les adultes soucieux de s'initier à la littérature
ou aux mathématiques? Tous n'auraient-ils pas à gagner d'un
contact qui brisât l'opposition factice entre les classes d'âge?
Mais il n'y a ni recette
ni pannacée. Il appartient seuelement à la volonté
de vivre de chacun d'ouvrir ce qui a été fremé par
la violence du totalitarisme économique. C'est là que l'imagination
démontrera sa puissance.
Il ne se passe pas d'année
que des dizaines d'instituteurs et de professeurs inventifs ne suggèrent
des méthodes d'enseignement fondées sur un nouvel accord
des être et des choses. Vous qui vous plaignez du nombre de bureaucrates
usurpant le nombre d'enseignants, et qui jettent sur la plenète
le froid regard des chiffres à force de limiter leur intérêt
à la fiche de salaire, quand avez-vous revendiqué que fussent
menées plus en avant les idées de Freinet et de quelques
autres au savoir généreux? Quand avez-vous opposé
aux distillateurs d'ennui qui vous gouvernent des projets d'éducation
ludique et vivante? Avez-vous jamais entrepris de substituer au rapport
hiérarchique entre maîters et élèves une relation
fondée non plus sur l'obédience mais sur l'exercice de la
créativité individuelle et collective?
Quand les hommes politiques
d'une consternante médiocrité vous invitent à leur
soumettre vos revendications, n'ont-ils pas la satisfaction de vous découvrir
aussi indigents qu'eux, sinon financièrement, du moins en intelligence
et en imagination? Ne doutez pas qu'au prix de rabais où vous vous
soldez, ils vous accordent sans barguigner le droit de les brocarder en
de grandes manifestations cathartiques.
La pire résignation
est celle qui se donne l'alibi de la révolte. Nourrissez-vous si
peu d'estime à votre égard que vous ne preniez le temps d'identifier
vos désirs de vie, que vous ne sachiez quelle existence vous souhaitez
mener? Ne pressentez-vous d'autre choix qu'en l'alternative qui vous est
officiellement proposée entre la pauvreté du riche et la
misère du pauvre?
Faut-il que le désolant
avenir d'une vie passée à grappiller l'argent du mois vous
paraisse lumineux parce que l'ombre du chômage s'accroît partout
où règne le soleil médiatique du plein emploi? Rien
ne tue plus sûrement que de se contenter de survivre.
III
"Démilitariser
l'enseignement"
L'esprit de caserne a régné
souverainement dans les écoles. On y défilait au pas, obtempérant
aux ordres de pions auxquels ne manquaient que l'uniforme et les galons.
La configuration du bâtiment obéissait à la loi de
l'angle droit et de la structure rectiligne. Ainsi l'architecture s'employait-elle
à surveiller les écarts de conduite par la rectitude d'une
autorité spartiate.
Jusque dans les années
soixante, l'institution éducative demeura pétrie de ces vertus
guerrières qui prescrivaient d'aller mourir aux frontières
plutôt que de s'adonner aux plaisirs de l'amour et du bonheur. Une
telle injonction sombrerait aujourd'hui dans le ridicule mais, en dépit
de la mutation amorcée en mai 1968 et du discrédit dans lequel
est tombée l'armée d'une Europe sans combat (à l'exception
de quelques guerres locales où elle dédaigne d'intervenir),
il serait excessif de prétendre qu'est frappée de désuétude
la tradition de l'injonction vociférée, de l'insulte aboyée,
de l'ordre sans réplique et de l'insubordination qui en est la réponse
appropriée.
L'autorité presque
absolue dont le maître est investi sert davantage l'expression de
comportements névrotiques que la diffusion d'un savoir. La loi du
plus fort n'a jamais fait de l'intelligence qu'une des armes de la bêtise.
Beaucoup rechignent, sans doute, à n'avoir ainsi que le droit de
se taire. Mais tant qu'une communauté d'intérêt ne
situera pas au centre du savoir les inclinations, les doutes, les tourments,
les problèmes que chacun ressent au fil du jour - c'est-à-dire
ce qui compose la part la plus importante de sa vie -, il n'y aura que
la morgue et le mépris pour transmettre des messages dont le sens
ne nous concerne pas vraiment en tant qu'êtres de désirs.
Ce qui s'enseigne par la
peur rend le savoir craintif
L'autorité légalement
accordée à l'enseignant prête un goût si amer
à la connaissance que l'ignorance arrive à se parer des lauriers
de la révolte. Celui qui dispense son savoir par plaisir n'a que
faire de l'imposer mais l'encasernement éducatif est tel qu'il faut
instruire par devoir, non par agrément.
Essayez donc de prôner
une compréhension mutuelle entre un professeur pénétrant
dans sa classe comme dans une cage aux fauves et des potaches rompus à
esquiver le fouet et prêts à dévorer le dompteur! Alors
que l'autocratisme est partout battu en brèche en Europe occidentale,
l'école reste dominée par la tyrannie. C'est à qui
aboiera le plus fort dans une arène où les frustrations se
déchirent.
Rien n'est plus ignoble
que la peur, qui rabaisse l'homme à la bête aux abois, et
je ne conçois pas qu'elle se puisse tolérer ni de la part
de l'élève ni de la part du professeur. Rien ne progresse
par la terreur que la terreur elle-même. Quand les directives pédagogiques
s'échineraient à privilégier le principe qui me paraît
la condition d'un véritable apprentissage de la vie: ôter
la peur et donner l'assurance, il faudrait, pour l'appliquer, faire de
l'école un lieu où ne règnent ni autorité ni
soumission, ni forts ni faibles, ni premiers ni derniers. Tant que vous
ne formerez pas une communauté d'élèves et d'enseignants
attachés à parfaire ce que chacun a de créatif en
soi, vous aurez beau vous indigner de la barbarie sous tous ses aspects,
du fanatisme religieux, du sectarisme politique, de l'hypocrisie et de
la corruption des gouvernants, vous ne chasserez ni les intégrismes,
ni les mafias de la drogue et des affaires, parce qu'il y a dans l'organisation
hiérarchisée de l'enseignement un ferment sournois qui prédispose
à leur emprise.
Maintenant que les idéologies
de gauche et de droite fondent au soleil de leur mensonge commun, le seul
critère d'intelligence et d'action réside dans la vie quotidienne
de chacun et dans le choix, auquel chaque instant le confronte, entre ce
qui affermit sa propre vie et ce qui la détruit. Si tant d'idées
généreuses sont devenues leur contraire, c'est que le comportement
qui militait en leur faveur en était la négation. Un projet
d'autonomie et d'émancipation ne peut, sans vaciller, se fonder
sur cette volonté de puissance qui continue d'imprimer dans les
gestes le pli du mépris, de la servitude, de la mort.
Je n'entrevois d'autre façon
d'en finir avec la peur et de mensonge qui en résulte que dans une
volonté sans cesse ravivée de jouir de soi et du monde. Apprendre
à démêler ce qui nous rend plus vivant de ce qui nous
tue est la première des lucidités, celle qui donne son sens
à la connaissance.
Les techniques les plus
élaborées mettent à notre disposition une somme considérable
d'informations. De tels progrès ne sont pas négligeables
mais ils resteront lettre morte si une relation privilégiée
entre les éducateurs et de petits groupes d'écoliers ne branche
pas le réseau de connaissances abstraites sur le seul «terminal»
qui nous intéresse: ce que chacun veut faire de sa vie et de son
destin.
Libérer de la contrainte
le désir de savoir
L'exploitation violente
de la nature a substitué la contrainte au désir; elle a propagé
partout la malédiction du travail manuel et intellectuel, et réduit
à une activité marginale la vraie richesse de l'homme: la
capacité de se recréer en recréant le monde.
En produisant une économie
qui les économise jusqu'à en faire l'ombre d'eux-mêmes,
les hommes n'ont fait qu'entraver leur évolution. C'est pourquoi
l'humanité reste à inventer.
L'école porte la
marque sensible d'une cassure dans le projet humain. On y perçoit
de plus en plus comment et à quel moment la créativité
de l'enfant y est brisée sous le martèlement du travail.
La vielle litanie familiale: «travaille d'abord, tu t'amuseras ensuite»
a toujours exprimé l'absurdité d'une société
qui enjoignait de renoncer à vivre afin de mieux se consacrer à
un labeur qui épuisait la vie et ne laissait aux plaisirs que les
couleurs de la mort.
Il faut toute la sottise
des pédagogues spécialisés pour s'étonner que
tant d'efforts et de fatigues infligés aux écoliers aboutissent
à d'aussi médiocres résultats. À quoi s'attendre
quand le coeur n'y est pas, ou n'y est plus?
Charles Fourier observant,
au cours d'une insurrection, avec quel soin et quelle ardeur les émeutiers
dépavaient une rue et élevaient une barricade en quelques
heures, remarquait qu'il aurait fallu pour le même ouvrage trois
jours de travail à une équipe de terrassiers aux ordres d'un
patron. Les salariés n'auraient pris à l'affaire d'autre
intérêt que la paie, au lieu que la passion de la liberté
animait les insurgés.
Seul le plaisir d'être
soi et d'être à soi prêterait au savoir cette attraction
passionnelle qui justifie l'effort sans recourir à la contrainte.
Car devenir ce que l'on
est exige la plus intransigeante des résolutions. Il y faut de la
constance et de l'obstination. Si nous ne voulons pas nous résigner
à consommer des connaissances qui nous réduiront au misérable
état de consommateur, nous ne pouvons ignorer qu'il nous faudra,
pour sortir du bourbier où s'enlise la société du
passé, prendre l'initiative d'une poussée de sens contraire.
Mais quoi! On vous voit prêts à vous battre et à écraser
les autres pour obtenir un emploi et vous hésiteriez à investir
dans une vie qui sera tout l'emploi que vous ferez de vous-même?
Nous ne voulons pas être
les meilleurs, nous voulons que le meilleur de la vie nous soit acquis,
selon ce principe d'inaccessible perfection qui révoque l'insatisfaction
au nom de l'insatiable.
IV
"Faire de l'école
un centre de création du vivant, non l'antichambre d'une société
parasitaire et marchande"
En décembre 1991,
la Commission européenne publiait un mémorandum sur l'enseignement
supérieur. Elle y recommandait aux universités de se comporter
comme des entreprises soumises aux règles du marché. Le même
document exprimait le voeu que les étudiants fussent traités
comme des clients, incités non à apprendre mais à
consommer.
Les cours devenaient ainsi
des produits, les termes «étudiants», «études»,
laissant place à des expressions mieux appropriées à
la nouvelle orientation: «capital humain», « marché
du travail».
En septembre 1993, la même
Commission récidive avec un Livre vert sur la dimension européenne
de l'éducation. Elle y précise qu'il faut, dès la
maternelle, former des « ressources humaines pour les besoins exclusifs
de l'industrie» et favoriser «une plus grande adaptabilité
des comportements de manière à répondre à la
demande du marché de la main-d'oeuvre».
Voilà comment le
zoom encrassé du présent projette en avenir radieux l'efficacité
révolue du passé!
Une fois éliminé
ce qui subsistait de médiocrement rentable dans l'école d'hier
- le latin, le grec, Shakespeare et compagnie -, les étudiants auront
enfin le privilège d'accéder aux gestes qui sauvent: équilibrer
la balance des marchés en produisant de l'inutile et en consommant
de la merde.
L'opération est en
bonne voie puisque, si divers qu'ils se veuillent, les gouvernements adhèrent
à l'unanimité au principe: «L'entreprise doit être
axée sur la formation et la formation doit être axée
sur les besoins de l'entreprise».
Des recrues pour gérer
la faillite
Il n'est pas inutile, pour
aider à la compréhension de notre époque, de préciser
par quel processus le développement du capitalisme a abouti à
une crise planétaire qui est la crise de l'économie dans
son fonctionnement totalitaire.
Ce qui domina, dès
le début du XIXe siècle, l'ensemble des comportements individuels
et collectifs, fut la nécessité de produire. Organiser la
production par le truchement du travail intellectuel et du travail manuel
exigeait une méthode directive, une mentalité autoritaire,
voire despotique.
L'heure était à
la conquête militaire des marchés. Les pays industrialisés
pillaient sans scrupules les ressources des nouvelles colonies.
Quand le prolétariat
entreprit de coordonner ses revendications, il subit, en dépit de
sa spontanéité libertaire, l'emprise autocratique que la
prééminence du secteur productif exerçait sur les
moeurs. Syndicats et partis ouvriers se donnent une structure bureaucratique
qui aura tôt fait d'entraver les masses laborieuses sous couvert
de les émanciper.
Le pouvoir rouge s'installe
d'autant plus facilement qu'il arrache à la classe exploiteuse des
parts de bénéfices, traduites en augmentation de salaires,
en aménagements du temps de travail (la journée de huit heures,
les congés payés), en avantages sociaux (allocations de chômage,
soins de santé).
Les années 1920 et
1930 mènent à son stade suprême la centralisation de
la production. Le passage du capitalisme privé au capitalisme d'État
s'opère brutalement en Italie, en Allemagne, en Russie, où
la dictature d'un parti unique - fasciste, nazi, stalinien - impose l'étatisation
des moyens de production.
Dans les pays où
la tradition libérale a sauvegardé une démocratie
formelle, la concentration monopolistique attribuant à l'État
une vocation patronale s'accomplit de manière plus lente, plus sournoise,
moins violente.
C'est aux États-Unis
que se manifeste en premier une orientation économique nouvelle,
promise à un développement qui transformera sensiblement
les mentalités et les moeurs: l'incitation à consommer y
prend, en effet, le pas sur la nécessité de produire.
Dès 1945, le plan
Marshall, destiné officiellement à aider l'Europe dévastée
par la guerre, ouvre la voie à la société de consommation,
identifiée à une société de bien-être.
L'obligation de produire
à tout prix cède la place à une entreprise parée
des attraits de la séduction, sous laquelle se cache en fait un
nouvel impératif prioritaire: consommer. Consommer n'importe quoi
mais consommer.
On assiste alors à
une évolution surprenante: un hédonisme de supermarché
et une démocratie de self-service, propageant l'illusion des plaisirs
et du libre choix, parviennent à saper - plus sûrement que
ne l'auraient espéré les anarchistes du passé - les
sacro-saintes valeurs patriarcales, autoritaires, militaires et religieuses
qu'avait privilégiées une économie dominée
par les impératifs de la production.
On mesure mieux aujourd'hui
combien la colonisation des masses laborieuses par l'incitation pressante
à consommer un bonheur à tempérament a desseré
l'étreinte de l'économie sur les colonies d'outre-mer et
a favorisé le succès des luttes de décolonisation.
Si la liberté des
échanges et leur indispensable expansion ont contribué à
la fin de la plupart des régimes dictatoriaux et à l'effondrement
de la citadelle communiste, ils ont assez rapidement dévoilé
les limites du bien-être consommable.
Frustrés d'un bonheur
qui ne coïncidait pas du tout à fait avec l'inflation de gadgets
inutiles et de produits frelatés, les consommateurs ont, dès
1968, pris conscience de la nouvelle aliénation dont ils étaient
l'objet. Travailler pour un salaire qui s'investit dans l'achat de marchandises
d'une valeur d'usage aléatoire suggère moins l'état
de béatitude que l'impression désagréable d'être
manipulé selon les exigences du marché. Ceux qui subissaient
l'atelier et le bureau pendant la journée n'en sortaient que pour
entrer dans les usines, moins coercitives mais plus mensongères,
du consommable.
Les faux besoins primant
sur les vrais, ce «n'importe quoi» qu'il fallait acheter a
fini par engendrer à son tour une production de plus en plus aberrante
de services parasitaires, tissés autour du citoyen avec mission
de le sécuriser, de l'encadrer, de la conseiller, de le soutenir,
de le guider, bref de l'engluer dans une sollicitude qui l'assimile peu
à peu à un handicapé.
On a vu ainsi les secteurs
prioritaires être sacrifiés au profit du secteur tertiaire,
qui vend sa propre complexité bureaucratique sous forme d'aides
et protections. L'agriculture de qualité a été écrasée
par les lobbies de l'agro-alimentaire, surproduisant des ersatz de céréales,
de viandes, de légumes. L'art de se loger a été enseveli
sous la grisaille, l'ennui et la criminalité du béton qui
assure les revenus des milieux d'affaires. Quant à l'école,
elle est appelée à servir de réserve pour les étudiants
d'élite à qui est promise une belle carrière dans
l'inutilité lucrative et les mafias financières. La boucle
est bouclée: étudier pour trouver un emploi, si aberrant
soit-il, a rejoint l'injonction de consommer dans le seul intérêt
d'une machine économique qui se grippe de toutes parts en Occident
- bien que les spécialistes nous annoncent chaque année sa
triomphale remise en marche.
Nous nous enlisons dans
les marais d'une bureaucratie parasitaire et mafieuse où l'argent
s'accumule et tourne en circuit fermé au lieu de s'investir dans
la fabrication de produits de qualité, utiles à l'amélioration
de la vie et de son environnement. L'argent est ce qui manque le moins,
contrairement à ce que vous répondent vos élus, mais
l'enseignement n'est pas un secteur rentable.
Il existe pourtant une alternative
à l'économie de dépérissement et à son
impossible relance. Se détournant du fossé qui se creuse
de plus en plus entre les intérêts de la marchandise et l'intérêt
du vivant, elle propose de reconvertir au service de l'humain une technologie
que l'impérialisme lucratif a déshumanisée - jusqu'à
en faire, dans le cas de la fission nucléaire et de l'expérimentation
génétique, de redoutables nuisances. Elle exige la priorité
à la qualité de la vie et à ses activités de
base que l'absurdité du capitalisme archaïque condamne précisément
à se démembrer sous le coup d'incessantes restrictions budgétaires:
le logement, l'alimentation, le transport, l'habillement, les soins de
santé, l'éducation et la culture.
Une mutation s'amorce sous
nos yeux. Le néocapitalisme s'apprête à reconstruire
avec profit ce que l'ancien a ruiné. En dépit des résistances
du passé, les énergies naturelles finiront par se substituer
aux moyens de production polluants et dévastateurs.
De même que la révolution
industrielle a suscité, dès le début du XIXe siècle,
un nombre considérable d'inventeurs et d'innovations - électricité,
gaz, machine à vapeur, télécommunications, transports
rapides-, de même notre époque est-elle en demande de nouvelles
créations qui remplaceront ce qui ne sert aujourd'hui la vie qu'en
la menaçant: le pétrole, le nucléaire, l'industrie
pharmaceutique, la chimie polluante, la biologie expérimentale...
et la pléthore de services parasitaires où la bureaucratie
prolifère.
La fin du travail forcé
inaugure l'ère de la créativité
Le travail est une création
avortée. Le génie créateur de l'homme s'est trouvé
pris au piège d'un système qui l'a condamné à
produire pouvoir et profit, ne laissant d'autre exécutoire à
sa luxuriance que l'art et la rêverie.
Or, ce travail d'exploitation
de la nature, si souvent exalté comme la puissance prométhéenne
qui transforme le monde, nous délivre aujourd'hui son bilan pour
solde de tout compte: une survie confortable dont les ressources et le
coeur s'épuisent dans le cercle vicié de la rentabilité.
Comment un travail si inutile
et si nuisible à la vie ne s'épuiserait-il pas à son
tour? Il procurait hier la voiture et la télévision, au prix
de l'air pollué et des palliatifs d'une vie absente. Il n'est plus
aujourd'hui qu'une bouée de sauvetage aléatoire dans une
société que paralyse l'inflation bureaucratique, où
rien n'est plus garanti, ni le salaire, ni le logement, ni les produits
naturels, ni les ressources énergétiques, ni les acquis sociaux.
Dans une atmosphère
que la raréfaction des affaires rend oppressante, la diminution
du travail est évidemment ressentie comme une malédiction.
Le chômage est un travail en creux. Une même résignation
y fait attendre une aumône ainsi que le travailleur attend son salaire
en s'adonnant à une occupation qui l'ennuie (bien qu'il juge désormais
imprudent de l'avouer).
Tandis que tout va à
vau-l'eau au fil d'un désespoir qu'inspire l'autodestruction planétaire
économiquement programmée, un monde est là à
l'abandon, qu'il importe de restaurer, de dépouiller de ses nuisances
et de rebâtir pour notre bien-être, comme si, en se brisant,
le miroir des illusions consuméristes avait mis le bonheur à
notre portée, après en avoir montré le reflet mensonger.
Diminuer le temps de travail
afin de le mieux répartir? Soit. Mais dans quelle perspective et
avec quelle conscience? Si le but de l'opération est, pour le plus
grand nombre, de produire davantage de biens et de services utiles au marché
et non à la vie, en échange d'un salaire qui en paiera la
consommation croissante, alors le vieux capitalisme n'aura fait que récupérer
à son profit ce qu'il feint d'abandonner au profit de tous.
En revanche, si la même
démarche obéit aux sollicitations d'un néocapitalisme
qui cherche dans l'investissement écologique une arme contre l'immobilisme
d'un patronat sans imagination, il ne manquera qu'une prise de conscience
pour que le salaire garanti et le temps de travail réduit ouvrent
à chacun le champ d'une libre création et le loisir de se
retrouver et d'être enfin soi.
Car, en dépit de
l'occultation qu'entretiennent à son sujet les bureaucraties de
la corruption et les mafias affairistes, il existe une demande économico-sociale
qui va à contre-courant des appels au secours de la débâcle
ordinaire. Elle réclame un environnement qui améliore la
qualité de vie, une production sans oppression ni pollution, des
relations authentiquement humaines, la fin de la dictature que la rentabilité
exerce sur la vie.
À vous - et à
l'école nouvelle que vous inventerez - d'empêcher que la créativité,
objectivement stimulée par la promesse d'emplois d'utilité
publique, ne s'enferre dans l'aliénation économique en se
coupant de la création de soi.
Si vous oubliez ce que vous
êtes et dans quelle vie vous voulez être, n'espérez
d'autre sort que celui d'une marchandise bonne à être jutée
une fois franchi le poste de péage.
Privilégier la qualité
À force d'obéir
au critère de la quantité, la course au profit verse dans
l'absurdité de la surproduction. Produire beaucoup augmentait hier
la plus-value des patrons, qui n'hésitaient pas à détruire
les excédents de café, de viande, de blé, afin d'empêcher
une baisse des prix sur le marché.
Le développement
de la consommation a permis, en touchant une plus large couche de population,
d'absorber jusqu'à un certain point une quantité croissante
de marchandises conçues moins pour leur usage pratique qu'à
l'effet de rapporter de l'argent. La qualité d'un produit a été
traitée avec d'Autant plus de désinvolture que ce n'est pas
elle qui déterminait le chiffre des ventes mais le mensonge publicitaire
dont elle était habillée pour séduire le client.
Mais tant va la surenchère
à ce qui lave plus blanc que le mensonge s'use à son tour.
Outragée par l'excès du mépris, la clientèle
a fini par regimber. Elle s'est montrée critique, elle a refusé
d'avaler aveuglément ce que la petite cuillère du slogan
lui enfournait à tout instant dans les yeux, la bouche, les oreilles,
la tête.
Beaucoup ont donc décidé
de ne plus se laisser consommer par une économie qui se moque de
leur santé et de leur intelligence. En exigeant la qualité
de ce qui leur est proposé, c'est leur propre qualité d'êtres
qu'ils découvrent ou redécouvrent, c'est leur spécificité
d'individus lucides, qu'avait occultée cette réduction à
l'état grégaire que provoque et entretient la propagande
consumériste.
Mais, alors que les organismes
de défense des consommateurs organisent le boycott des produits
dénaturés par une agriculture inondant le marché de
céréales forcées, de légumes aux engrais, de
viandes issues d'animaux martyrisés dans des élevages concentrationnaires,
il semble que l'on s'accommode assez dans les lycées de voir la
culture prendre le même chemin que la pire des agricultures.
Si les hommes politiques
nourrissaient à l'égard de l'éducation les bonnes
intentions qu'ils ne cessent de proclamer, ne mettraient-ils pas tout en
oeuvre pour en garantir la qualité? Tarderaient ils à décréter
les deux mesures qui déterminent la condition sine qua non d'un
apprentissage humain: augmenter le nombre des enseignants et diminuer le
nombre d'élèves par classe, en sorte que chacun soit traité
selon sa spécificité et non dans l'anonymat d'une foule?
Mais, apparemment, l'intérêt
a pour eux une connotation plus économique que simplement humaine.
Si les gouvernements privilégient l'élevage intensif d'étudiants
consommables sur le marché, alors les principes d'une saine gestion
prescrivent d'encaquer dans le plus petit espace scolaire la plus grande
quantité de têtes, façonnable par le moins de personnel
possible. La logique est imparable et aucune société protectrice
des animaux ne s'insurgera contre la consommation forcée de connaissances
soumises à la loi de l'offre et de la demande, ni contre les moeurs
de maquignons qui règnent sur la foire aux emplois.
Résignez-vous donc
au parti pris de bêtise qu'implique l'état grégaire,
car je ne vois pour éduquer une classe de trente élèves
que la férule ou la ruse.
Mais n'invoquer pas l'impossibilité
matérielle de promouvoir un enseignement personnalisé. La
sophistication des techniques audiovisuelles ne permettrait-elle pas à
un grand nombre d'étudiants de recevoir individuellement ce qu'il
appartenait jadis au maître de répéter jusqu'à
mémorisation (orthographe, grammaire élémentaire,
vocabulaire, formules chimiques, théorèmes, solfège,
déclinaisons...)? Voire d'en tester sur le mode du jeu le degré
d'assimilation et de compréhension?
Ainsi libéré
d'une occupation ingrate mécanique, l'éducateur n'aurait
plus qu'à se consacrer à l'essentiel de sa tâche: assurer
la qualité de informations reçues globalement, aider à
la formation d'individus autonomes, donner le meilleur de son savoir et
de son expérience en aidant chacun à se lire et à
lire le monde.
Information au plus grand
nombre, formation par petits groupes. Au centre d'un vaste réseau
d'irrigation drainant vers chaque élève la multiplicité
des connaissances, l'éducateur aura enfin la liberté de devenir
ce qu'il a toujours rêvé d'être: le révélateur
d'une créativité dont il n'est personne qui ne possède
la clé, si enfouie soit-elle sous le poids des contraintes passées.
V
"Apprendre l'autonomie,
non la dépendance"
L'école a prorogé
pendant des siècles la mise sous séquestre de l'enfant par
la famille autoritaire et patriarcale. Maintenant que s'esquisse entre
les parents et leur progéniture une compréhension mutuelle
faite d'affection et d'autonomie progressive, il serait regrettable que
l'école cessât de s'inspirer de la communauté familiale.
Paradoxalement, le système
éducatif, qui accueille avec les jeunes ce qui change le plus, est
aussi ce qui a le moins changé.
La famille traditionnelle
préférait fabriquer des enfants à la chaîne
plutôt que d'offrir la vie à deux ou trois petits êtres
auxquels elle eût consacré sans réserve son amour et
son attention. Ceux qui ne mouraient pas en bas âge gardaient le
plus souvent une blessure secrète. La tyrannie, la culpabilité,
le chantage affectif engendrèrent
de la sorte des générations
de matamores dissimulant sous la dureté du caractère un infantilisme
qui leur enjoignait de chercher un substitut du père et de la mère
dans ces familles d'emprunt que constituaient les églises, les partis,
les sectes, le grégarisme national et les corps d'armée en
tous genres. L'histoire n'a pas connu, pour son inhumanité, que
des bravaches en mal d'assistance. Il fallait quelque cynisme pour évoquer
la «sélection naturelle», propre à l'espèce
animale, alors que la production de chair à usine et à canon
impliquait sa correction statistique, et que l'économie familiale
de procréation comportait un vice de forme où la mort trouvait
son compte.
L'évolution des moeurs
nous fait regarder aujourd'hui comme une monstruosité cette prolifération
bestiale de vies irrémédiablement condamnées à
se résorber sous les coups de machette de la guerre, du massacre,
de la famine, de la maladie. Il n'empêche: stigmatiser la surpopulation
des pays où l'obscurantisme religieux se nourrit de la misère
qu'il entretient sciemment, et accepter en Europe qu'un même esprit
archaïque et méprisant continue de traiter les étudiants
comme du bétail relève d'une inconséquence certaine.
Car le surpeuplement des
classes n'est pas seulement cause de comportements barbares, de vandalisme,
de délinquance, d'ennui, de désespoir, il perpétue
de surcroît l'ignoble critère de compétitivité,
la lutte concurrentielle qui élimine quiconque ne se conforme pas
aux exigences du marché. La brute arriviste l'emportant sur l'être
sensible et généreux, voilà ce que les margoulins
au pouvoir appellent eux aussi, comme les brillants penseurs de jadis,
une sélection naturelle.
Il n'y a pas d'enfants stupides,
il n'y a que des éducations imbéciles. Forcer l'écolier
à se hisser au sommet du panier contribue au progrès laborieux
de la rage et de la ruse animales mais sûrement pas au développement
d'une intelligence créatrice et humaine.
Dites-vous que nul n'est
comparable ni réductible à qui que ce soit, à quoi
que ce soit. Chacun possède ses qualités propres, il lui
incombe seulement de les affiner pour le seul plaisir de se sentir en accord
avec ce qui vit. Que l'on cesse donc d'exclure du champ éducatif
l'enfant qui s'intéresse plus aux rêves et aux hamsters qu'à
l'histoire de l'Empire romain. Pour qui refuse de se laisser programmer
par les logiciels de la vente promotionnelle, tous les chemins mènent
vers soi et à la création.
Il fallait hier s'identifier
au père, héros ou crétin aux sarcasmes si doux. Maintenant
que les pères s'avisent que leur indépendance progresse avec
l'indépendance de l'enfant, maintenant qu'ils éprouvent assez
l'amour de soi et des autres pour aider l'adolescent à se défaire
de leur image, qui supportera que l'école propose encore comme modèles
d'accomplissement le financier efficace et véreux, l'homme politique
énergique et gâteux, le mafieux régnant par le clientélisme
et la corruption, l'affairiste tirant ses derniers profits du pillage de
la planète?
C'est se condamner à
ne s'atteindre jamais que de rechercher son identité dans une religion,
une idéologie, une nationalité, une race, une culture, une
tradition, un mythe, une image. S'identifier à ce que l'on possède
en soi de plus vivant, cela seul émancipe.
L'alliance avec l'enfant
est une alliance avec la nature
La violence exercée
contre l'enfant par la famille patriarcale participait du viol de la nature
par le travail de la marchandise. Que la conscience d'un pillage planétaire
soit passée de la défense de l'environnement à une
volonté d'approche non violente des ressources naturelles n'a pas
peu contribué à briser le joug que l'exploitation économique
faisait peser sur l'homme, la femme, l'enfant, la faune et la flore.
Le sentiment que nous sommes
issus d'une matrice commune, qui est la terre, et dont le souvenir se ravive
lors de la gestation dans le ventre maternel, a d'autant mieux nourri la
nostalgie d'un âge d'or et d'une harmonie originelle que le travail
forcé nous séparait de la nature et de nous-mêmes avec
un déchirement longtemps perçu comme un tourment existentiel,
une souffrance de l'être.
L'échec d'une économie
de saccage et de pollution et l'émergence d'un projet de récréation
symbiotique de l'homme et de son milieu naturel nous débarrassent
désormais d'un paradis perdu dont le fantasme a hanté l'histoire
impuissante à se construire humainement: le mythe du bon sauvage,
du communisme primitif, du millénarisme apocalyptique qui, après
avoir fait les beaux jours du nazisme, renaît sous le nom d'intégrisme.
Au moins aurons-nous appris
que la vie n'est pas une régression au stade protoplasmique mais
un processus d'affinement et d'organisation des désirs.
L'idée a longtemps
prévalu, dans la lutte contre le cancer, qu'il importait de détruire
les cellules qu'une soudaine et frénétique prolifération
condamnait au dépérissement. On tient aujourd'hui pour préférable
de renforcer le potentiel de vie des cellules périphériques
saines et de favoriser la reconquête du vivant plutôt que d'anéantir
celle dont la mort s'est emparée. J'aimerais assez qu'une telle
attitude déterminât souverainement notre rapport avec nous-mêmes,
avec nos semblables et avec le monde.
À l'encontre de tant
de générations abruties qui firent de la sensibilité
une faiblesse, dont beaucoup se prémunissaient en devenant sanguinaires,
nous savons désormais que l'amour du vivant éveille une intelligence
sans commune mesure avec l'esprit retors qui règne sur les univers
totalitaires.
Une éthique, fort
estimable, du respect des êtres prescrit de ne pas tuer une bête,
de ne pas abattre un arbre sans avoir tout entrepris pour l'éviter.
Néanmoins, ce qu'une telle recommandation suppose d'artifice et
de contrainte n'emportera jamais la conviction comme la conscience que
le préjudice qui se fait au vivant se fait à soi-même,
si l'on n'y prend garde, parce que le vivant n'est pas un objet mais un
sujet qui mérite d'être traité selon le droit imprescriptible
de ce qui est né à la vie.
De l'aide indispensable
au refus de l'assistance permanente
Le chemin de l'autonomie
est à l'exemple de celui que parcourt l'enfant qui apprend à
marcher.
Cela ne va pas sans larmes
ni efforts. Le risque de tomber, de se cogner, de souffrir ajoute aux premiers
pas l'entrave de la peur. Pourtant, le secours d'une affection qui encourage
à se relever, à recommencer, à s'obstiner, à
coordonner les gestes démontre que la maîtrise des mouvements
s'acquiert mieux et plus vite que dans les conditions anciennes où
il s'agissait de progresser non seulement sous les feux croisés
de la vanité narquoise, de la menace diffuse, de l'angoisse de n'être
plus aimé si l'on ne s'applique pas, mais surtout à travers
un malaise, sournoisement entretenu par l'ambiguïté de parents
désirant et redoutant tout à la fois que leur enfant fasse
ses premiers pas vers une autonomie qui le soustrait à leur autorité
tutélaire et leur ôterait le sentiment d'être indispensable.
L'enseignement des tout-petits
a épousé sans peine les dispositions familiales qui mettent
tout en oeuvre pour assurer le bonheur dans l'indépendance - tant
il est vrai que les parents la recouvrent dès que l'adolescent en
découvre la maîtrise. S'inspirant de cette compréhension
osmotique où l'on éduque en se laissant éduquer, les
écoles maternelles atteignent au privilège d'accorder le
don de l'affection et le don des premières connaissances - et qu'une
qualité si précieuse à l'existence des individus et
des collectivités soit redevable à l'affairisme gouvernemental
des salaires les plus bas dit assez à quel mépris de l'utilité
publique aboutit la logique du profit.
La rupture est brutale dès
l'entrée au lycée. On y régresse dans la famille archaïque
où l'enfant n'apprenait à se débrouiller seul qu'en
signant l'acte d'une reconnaissance éternelle à ceux qui
avaient assuré son dressage. La confiance en soi, sapée et
compensée par l'insolence, y recompose le répugnant mélange
de morgue et de servilité qui formait, dans le passé, l'ordinaire
du comportement social.
Au désir sincère
de faire de l'adolescent un être humain à part entière
se surimpose dans un véritable malaise l'exercice d'un pouvoir auquel
la structure hiérarchique contraint l'enseignant. Comment ne l'emporterait-elle
pas, la tentation de se rendre indispensable et d'entretenir chez l'étudiant
une débilité qui rende la domination plus aisée? Qui
vend des béquilles a besoin d'éclopés.
Nous sortons à peine
et avec peine d'une société où, à défaut
d'avoir jamais pu croire en eux, les individus ont accordé leur
croyance à tous les pouvoirs qui les estropiaient en les faisant
marcher. Dieu, églises, État, patrie, parti, leaders et petits
pères des peuples, tout leur a été prétexte
raisonnable pour n'avoir pas à vivre d'eux-mêmes. Ces enfants
qu'on ne relevait jadis que pour les faire tomber, il est temps de leur
apprendre à apprendre seuls. Que soit enfin rompue l'habitude d'être
en demande au lieu d'être en offre, et que soit révolue la
misérable société d'assistés permanents dont
la passivité fait la force des corrompus.
L'argent du service public
ne doit plus être au service de l'argent
L'éducation appartient
à la création de l'homme, non à la production de marchandises.
N'aurions nous révoqué l'absurde despotisme des dieux que
pour tolérer le fatalisme d'une économie qui corrompt et
dégrade la vie sur la planète et dans notre existence quotidienne?
La seule arme dont nous
disposions est la volonté de vivre, alliée à la conscience
qui la propage. Si l'on en juge par la capacité de l'homme à
subvertir ce qui le tue, ce peut être une arme absolue.
La logique des affaires,
qui tente de nous gouverner, exige que toute rétribution, subvention
ou aumône consentie se paie d'une plus grande obédience au
système marchand. Vous n'avez d'autre choix que de la suivre ou
de la refuser en suivant vos désirs. Ou vous entrerez comme clients
dans le marché européen du savoir lucratif - autrement dit
comme esclaves d'une bureaucratie parasitaire, condamnée à
s'effondrer sous le poids croissant de son inutilité -, ou vous
vous battrez pour votre autonomie, vous jetterez les bases d'une école
et d'une société nouvelles, et vous récupérerez,
pour l'investir dans la qualité de la vie, l'argent dilapidé
chaque jour dans la corruption ordinaire des opérations financières.
«Le Syndicat national unifié des impôts évalue
à 230 milliards de francs, soit près du montant du déficit
budgétaire, la fraude imputable aux milieux d'affaire, comme le
fait apparaître le coin du voile levé sur les pratiques de
corruption des grands groupes industriels et financiers».
L'argent volé à
la vie est mis au service de l'argent. Telle est la réalité
occultée par l'ombre absurde et menaçante des grandes institutions
économiques: Banque mondiale, Fonds monétaire international,
Organisation de coopération et de développement économiques,
Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, Commission
européenne Banque de France et tutti quanti.
Leur soutien aux fondations
et aux centres de recherches universitaires implique en échange
que soit propagé l'évangile du profit, aisément transfiguré
en vérité universelle par la vénalité de la
presse, de la radio, de la télévision.
Mais, si formidable qu'elle
paraisse, la machine tourne à vide, elle se détraque lentement;
elle finira, comme dans La Colonie pénitentiaire de Kafka, par graver
sa Loi dans la chair de son maître.
Ne voyons-nous pas, à
la faveur d'une réaction éthique, quelques magistrats courageux
briser l'impunité que garantissait l'arrogance financière?
Imposer les grosses fortunes (1% des Français possèdent 25%
de la fortune nationale et 10% en détiennent 55%), taxer les émoluments
perçus par les hommes d'affaire, dénoncer le scandale des
frais de représentation, frapper de lourdes amendes les gestionnaires
de la corruption, bloquer les avoirs de la fraude internationale indiquent
assez, sur une carte lisible par tous, les accès au trésor
que les citoyens alimentent et dont ils sont systématiquement spoliés.
Il est non moins vrai que la piste se brouillera sous l'effet dévastateur
de la résignation si l'argent n'est pas saisi pour être investi
dans le seul domaine qui soit véritablement d'intérêt
général: la qualité de la vie quotidienne et de son
environnement.
Sans doute les magistrats
intègres disposent-ils de l'appareil de la justice, et vous, vous
n'avez rien, parce que vous n'avez rien créé qui puisse vous
soutenir. Pourtant, vous possédez sur la répression, si juste
qu'elle se veuille, un avantage dont elle ne pourra jamais se prévaloir:
la générosité du vivant, sans laquelle il n'y a ni
création ni progrès humains.
L'enseignement se trouve
dans l'état de ces logements inoccupés que les propriétaires
préfèrent abandonner à la dégradation parce
que l'espace vide est rentable et qu'y accueillir des hommes, des femmes,
des enfants dépouillés de leur droit à l'habitat ne
l'est pas. Ainsi que le constate The Economist, «la subordination
du commerce aux droits de l'homme aurait un coût supérieur
aux bénéfices escomptés» (9 avril 1994). Cependant,
réquisitionner un bâtiment pour y abriter la misère
- je veux dire s'y installer passivement parce qu'on y est au chaud - n'échappe
pas en dernier ressort au plan de destruction des biens utiles auquel conduisent
l'inflation des secteurs parasitaires et la bureaucratie proliférante
qu'elle engendre.
Ce dont vous allez vous
emparer ne sera vraiment à vous que si vous le rendez meilleur;
au sens où vivre signifie vivre mieux. Occupez donc les établissements
scolaires au lieu de vous laisser approprier par leur délabrement
programmé. Embellissez-les à votre guise, car la beauté
incite à la création et à l'amour, au lieu que la
laideur attire la haine et l'anéantissement.
Transformez-les en ateliers
créatifs, en centres de rencontres, en parcs de l'intelligence attrayante.
Que les écoles soient les verges d'un gai savoir, à l'instar
des jardins potagers que les chômeurs et les plus démunis
n'ont pas encore eu l'imagination d'implanter dans les grandes villes en
défonçant le bitume et le béton.
Les erreurs et tâtonnements
de qui entreprend de créer et de se créer ne sont rien en
regard du privilège que confère une telle résolution:
révoquer la crainte d'être soi qui secrètement nourrit
et sollicite les forces de répression.
Nous sommes nés,
disait Shakespeare, pour marcher sur la tête des rois. Les rois et
leurs armées de bourreaux ne sont plus que poussières. Apprenez
à marcher seuls et vous foulerez du pied ceux qui, dans leur monde
qui se meurt, n'ont que l'ambition de mourir avec lui.
C'est aux collectivités
d'élèves et de professeurs que reviendra la tâche d'arracher
l'école à la glaciation du profit et de la rendre à
la simple générosité de l'humain. Car il faudra tôt
ou tard que la qualité de la vie accède à la souveraineté
que lui dénie une économie réduite à vendre
et à valoriser se débâcle.
Dès l'instant où
vous formerez le projet d'un enseignement fondé sur un pacte naturel
avec la vie, vous n'aurez plus à mendier l'argent de ceux qui vous
exploitent et vous méprisent en vous rentabilisant. Vous l'exigerez
car vous saurez pourquoi et comment vous en emparer.
On est au-dessous de toute
espérance de vie tant que l'on reste en deça de ses capacités.