L'ANARCHIE
Errico Malatesta
(1891/1921)
Le mot anarchie vient du grec et signifie, à
proprement parler, sans gouvernement : état d'un peuple
qui se régit sans autorités constituées, sans gouvernement.
Avant qu'une telle organisation commence à être
considérée comme possible et désirable par toute une catégorie de
penseurs, et avant qu'elle ne soit prise comme but par un parti qui est
désormais devenu l'un des facteurs les plus importants des luttes
sociales modernes, le mot anarchie était universellement pris dans le
sens de désordre, de confusion ; et il est encore utilisé aujourd'hui
dans ce sens par les masses ignorantes et par les adversaires intéressés
à déformer la vérité.
Nous n'entrerons pas dans des considérations
philologiques, parce que le problème n'est pas d'ordre philologique mais
historique. Le sens vulgaire du mot ne méconnaît pas sa signification
véritable et étymologique, mais il en est un dérivé, dû à ce préjugé :
le gouvernement serait un organe nécessaire à la vie sociale et une
société sans gouvernement devrait par conséquent être la proie du
désordre, et osciller entre la toute puissance effrénée des uns et la
vengeance aveugle des autres.
L'existence de ce préjugé et son influence sur le sens
qui a été donné au mot anarchie s'expliquent facilement.
Comme tous les êtres vivants, l'homme s'adapte et
s'habitue aux conditions dans lesquelles il vit, et il transmet, par
hérédité, les habitudes qu'il a acquises. C'est ainsi qu'étant né et
ayant vécu dans les chaînes, et étant l'héritier d'une longue série
d'esclaves, l'homme a cru, quand il a commencé à penser, que l'esclavage
était la caractéristique même de la vie, et la liberté lui est apparue
comme quelque chose d'impossible. De la même façon, contraint depuis des
siècles et donc habitué à attendre le travail, c'est-à-dire le pain, du
bon vouloir du patron, ainsi qu'à voir sa propre vie perpétuellement à
la merci de celui qui possède la terre et le capital, le travailleur a
fini par croire que c'est le patron qui lui permet de manger et il se
demande naïvement comment on ferait pour vivre si les maîtres n'étaient
pas là.
Imaginez quelqu'un qui aurait eu les deux jambes
attachées depuis sa naissance, et qui aurait cependant trouvé le moyen
de marcher tant bien que mal : il pourrait très bien attribuer cette
faculté de se déplacer à ces liens, précisément - qui ne font au
contraire que diminuer et paralyser l'énergie musculaire de ses
jambes.
Et si aux effets naturels de l'habitude s'ajoute
l'éducation donnée par le patron, par le prêtre, par le professeur,
etc., qui sont tous intéressés à prêcher que les maîtres et le
gouvernement sont nécessaires, s'il s'y ajoute le juge et le policier
qui font tout pour réduire au silence quiconque penserait différemment
et serait tenté de propager ce qu'il pense, on comprendra comment a pu
s'enraciner dans le cerveau peu cultivé de la masse laborieuse le
préjugé selon lequel le patron et le gouvernement sont utiles et
nécessaires.
Imaginez qu'à cet homme qui a les deux jambes
attachées, dont nous parlions, le médecin fasse toute une théorie et
expose mille exemples habilement inventés pour le persuader qu'il ne
pourrait ni marcher ni vivre si ses deux jambes étaient libres : cet
homme défendrait farouchement ses liens et verrait un ennemi en
quiconque voudrait les lui détacher.
Puisqu'on croyait que le gouvernement était nécessaire
et que sans gouvernement il ne pouvait y avoir que désordre et
confusion, il était donc naturel et logique que le mot anarchie, qui
signifie absence de gouvernement, apparaisse comme synonyme d'absence
d'ordre.
C'est là un fait qui n'est pas sans précédent dans
l'histoire des mots. Aux temps et dans les pays où le peuple croyait
nécessaire le gouvernement d'un seul (monarchie), le mot
république, qui signifie gouvernement de plusieurs, était précisément
employé dans le sens de désordre et de confusion, sens qu'on retrouve
encore vivace dans la langue populaire de presque tous les pays.
Changez l'opinion, persuadez le peuple que non
seulement le gouvernement n'est pas nécessaire mais qu'il est
extrêmement nuisible et, dès lors, le mot anarchie, précisément parce
qu'il signifie absence de gouvernement, signifiera pour tous : ordre
naturel, harmonie des besoins et des intérêts de tous, liberté totale
dans la solidarité totale.
C'est donc bien à tort que certains disent que les
anarchistes ont mal choisi leur nom parce que ce nom est compris de
façon erronée par les masses et qu'il se prête à une fausse
interprétation. L'erreur ne dépend pas du nom mais de la chose ; et les
difficultés que les anarchistes rencontrent dans leur propagande ne
dépendent pas du nom qu'ils se donnent mais de ce que leur conception va
à l'encontre de tous les préjugés bien ancrés que le peuple nourrit au
sujet du rôle du gouvernement, ou, comme on dit aussi, de l'Etat.
***
Avant d'aller plus loin, il est bon de s'expliquer sur
ce dernier mot qui est vraiment, à notre avis, la source de nombreux
malentendus.
Les anarchistes (dont nous-mêmes) se sont servi et se
servent couramment du mot Etat, et ils entendent par là cet
ensemble d'institutions politiques, législatives, judiciaires,
militaires, financières, etc., qui enlèvent au peuple la gestion de ses
propres affaires, la détermination de sa propre conduite, le soin de sa
propre sécurité pour les confier à un petit nombre. Et, par usurpation
ou par délégation de pouvoir, ce petit nombre se trouve investi du droit
de faire les lois sur tout et pour tous et de contraindre le peuple à
les respecter en se servant au besoin de la force de tous.
En ce sens, le mot Etat signifie gouvernement
; ou encore c'est, si l'on veut, l'expression impersonnelle,
abstraite de cette réalité qui s'incarne en la personne du gouvernement.
Les expressions abolition de l'Etat, Société sans État, etc.,
correspondent donc parfaitement à la conception que veulent exprimer les
anarchistes : destruction de tout ordre politique fondé sur l'autorité
et instauration d'une société d'hommes libres et égaux, fondée sur
l'harmonie des intérêts et sur le concours volontaire de tous pour mener
à bien les tâches sociales.
Mais le mot Etat a beaucoup d'autres
significations, dont certaines prêtent à équivoque, particulièrement
quand on s'adresse à des hommes qui, à cause de leur pénible situation
sociale, n'ont pas eu le loisir de s'habituer aux subtiles distinctions
du langage scientifique ; ou pire encore, quand il s'agit d'adversaires
de mauvaise foi qui sont intéressés à jeter la confusion et à ne pas
vouloir comprendre.
C'est ainsi que le mot Etat s'emploie
fréquemment pour désigner une société donnée, telle ou telle
collectivité humaine, groupée sur un territoire donné et constituant
ce que l'on appelle une entité morale ; et cela indépendamment de la
façon dont les membres de la collectivité en question sont groupés et
des rapports qu'ils entretiennent entre eux.
On l'utilise aussi tout simplement comme synonyme de
société. C'est à cause de ces significations différentes du mot Etat que
nos adversaires croient ou plutôt feignent de croire que les anarchistes
veulent abolir tout lien social, tout travail collectif et réduire les
hommes à l'isolement, c'est-à-dire à une condition pire que l'état de
barbarie.
On entend aussi par Etat l'administration
suprême d'un pays, le pouvoir central, distinct du pouvoir au niveau de
la province ou de la commune. Ce qui explique que certains s'imaginent
que les anarchistes veulent simplement une décentralisation géographique
laissant intact le principe de gouvernement : c'est confondre l'anarchie
avec le cantonalisme ou le communalisme.
Enfin, le mot Etat signifie aussi condition,
façon d'être, régime de vie sociale, etc. Et c'est pourquoi nous disons,
par exemple, qu'il faut changer l'état économique de la classe
ouvrière, ou que l'état anarchique est le seul état social
fondé sur le principe de la solidarité, et autres phrases semblables
qui peuvent à première vue paraître bizarres et contradictoires,
employées par nous qui disons, par ailleurs et dans un autre sens, que
nous voulons abolir l'Etat.
Pour toutes ces raisons, nous croyons qu'il vaudrait
mieux utiliser le moins possible l'expression abolition de l'Etat
et la remplacer par cette autre, plus claire et plus concrète :
abolition du gouvernement.
C'est en tout cas ce que nous ferons au cours de ce travail.
***
Nous avons dit que l'Anarchie est la société sans gouvernement.
Mais la suppression des gouvernements est-elle
possible, souhaitable et prévisible ?
C'est ce que nous allons voir.
Qu'est-ce que le gouvernement ?
Malgré les coups que lui a portés la science positive,
la tendance métaphysique est encore solidement enracinée dans l'esprit
de la plupart de nos contemporains. Cette tendance métaphysique est une
maladie de l'esprit qui fait qu'après avoir extrait les qualités d'un
être par un processus logique d'abstraction, l'homme subit une espèce
d'hallucination qui lui fait prendre l'abstraction pour un être réel.
C'est ainsi que beaucoup voient dans le gouvernement un être moral, doté
de certains attributs (la raison, la justice, l'équité), indépendants
des personnes qui sont au gouvernement. Pour eux, le gouvernement, et
plus abstraitement encore, l'Etat, c'est le pouvoir social abstrait ;
c'est le représentant, abstrait toujours, des intérêts généraux; c'est
l'expression du droit de tous considéré comme limite aux droits de
chacun. Et cette façon de concevoir le gouvernement a le soutien des
intéressés pour qui l'important, c'est que le principe d'autorité soit
sauf et qu'il survive toujours aux coups que lui portent ceux qui se
succèdent dans l'exercice du pouvoir et aux erreurs qu'ils
commettent.
Pour nous, le gouvernement, c'est l'ensemble des
gouvernants. Et les gouvernants - rois, présidents, ministres, députés,
etc. - ce sont ceux qui ont la faculté de faire des lois pour
réglementer les rapports des hommes entre eux et de les faire exécuter ;
de décréter et de percevoir les impôts ; de contraindre au service
militaire ; de juger et de punir ceux qui contreviennent aux lois ; de
soumettre à des règles, de superviser les contrats privés et de leur
donner une sanction légale ; de monopoliser certaines branches de la
production et certains services publics, ou toute la production et tous
les services publics s'ils le veulent ; de promouvoir ou d'entraver
l'échange de produits ; de faire la guerre aux gouvernants d'autres pays
ou de faire la paix avec eux; de concéder ou de retirer des franchises ;
etc. Bref, les gouvernants, ce sont ceux qui ont, à un degré plus ou
moins élevé, la faculté de se servir de la force sociale - c'est-à-dire
de la force physique, intellectuelle et économique de tous - pour
obliger tout le monde à faire ce qu'ils veulent, eux. Cette faculté
constitue, pour nous, le principe de gouvernement, le principe
d'autorité.
Quelle est la raison d'être du gouvernement ?
Pourquoi abdiquer sa propre liberté, sa propre
initiative dans les mains d'un petit nombre ? Pourquoi leur donner cette
faculté de s'emparer de la force de tous, contre la volonté de chacun ou
non, et d'en disposer à leur gré ? Ont-ils donc tant de qualités
exceptionnelles qu'ils puissent, avec quelque apparence de raison, se
substituer à la masse et s'occuper des intérêts, de tous les intérêts
des hommes, mieux que ne sauraient le faire les intéressés ? Sont-ils
infaillibles et incorruptibles au point qu'on puisse avec apparemment
assez de prudence confier le sort de chacun et de tous à leur science et
à leur bonté ?
Et quand bien même il existerait des hommes dont
la bonté et le savoir seraient infinis, quand bien même le pouvoir
gouvernemental irait aux plus capables et aux meilleurs - et c'est là
une hypothèse que l'Histoire n'a jamais confirmée, et dont nous pensons
qu'il est impossible qu'elle soit jamais confirmée - est-ce que le fait
d'avoir en main le gouvernement ajouterait quoi que ce soit à leur
capacité de faire le bien ou est-ce qu'au contraire cette capacité ne
s'en trouverait pas paralysée et détruite par la nécessité où se
trouvent les hommes qui sont au gouvernement de s'occuper de multiples
choses auxquelles ils n'entendent rien, et surtout de gaspiller le
meilleur de leur énergie pour se maintenir au pouvoir, contenter leurs
amis, tenir les mécontents en bride et mâter les rebelles ?
De plus, qui désigne les gouvernants, bons ou pas,
savants ou ignorants, à cette haute fonction ? S'imposent-ils
d'eux-mêmes par droit de guerre, de conquête ou de révolution ? Mais
alors, quelle garantie peut-on avoir que c'est bien l'intérêt commun qui
les inspire ? Ce n'est alors qu'une question d'usurpation, tout
simplement, et à ceux qui sont dominés, aux mécontents, il ne reste plus
qu'à faire appel à la force pour secouer le joug. Sont-ils choisis par
telle ou telle classe, par tel ou tel parti ? Alors, ce seront sans
aucun doute les intérêts et les idées de cette classe ou de ce parti qui
triompheront, et la volonté et les intérêts des autres seront sacrifiés.
Sont-ils élus au suffrage universel ? Mais alors, le seul critère, c'est
le nombre, qui n'est certes pas une preuve de raison, de justice ou de
capacité. Seront élus ceux qui savent le mieux emberlificoter la masse;
et la minorité, qui peut très bien être la moitié moins un, sera
sacrifiée. Sans compter que l'expérience a démontré qu'il est impossible
de trouver un mécanisme électoral qui permette aux élus d'être, à tout
le moins, les représentants réels de la majorité.
Les théories qui ont essayé d'expliquer et de justifier
l'existence du gouvernement sont aussi nombreuses que variées. Mais
elles sont toutes fondées sur cette idée préconçue, avouée ou non: les
hommes ont des intérêts contraires et il faut une force extérieure et
supérieure pour obliger les uns à respecter les intérêts des autres, en
prescrivant et en imposant la règle de conduite qui fera s'harmoniser au
mieux les intérêts en lutte et permettra à chacun de trouver le maximum
possible de satisfaction avec le minimum possible de sacrifices.
Si les intérêts, les tendances, les désirs d'un
individu sont en opposition avec ceux d'un autre individu ou,
éventuellement, de la société tout entière, qui aura le droit et la
force d'obliger l'un à respecter les intérêts de l'autre ? Qui pourra
empêcher tel ou tel citoyen de violer la volonté générale ? La liberté
de chacun a pour limite la liberté des autres; mais qui fixera ces
limites, et qui les fera respecter ? Les antagonismes naturels des
intérêts et des passions rendent le gouvernement nécessaire et
justifient l'autorité qui intervient dans la lutte sociale en tant que
modératrice, et assigne les limites des droits et des devoirs de chacun.
Voilà ce que disent le théoriciens de l'autoritarisme.
Ceci, pour la théorie. Mais pour être justes, les
théories doivent être fondées sur les faits et les expliquer ; et on
sait trop bien comment, en économie sociale, les théories sont trop
souvent inventées pour justifier les faits, autrement dit pour défendre
le privilège et le faire accepter sans histoire par ceux-là même qui en
sont les victimes.
_____________
Tout au long de l'Histoire, tout comme à l'époque
actuelle, le gouvernement est soit la domination brutale, violente,
arbitraire d'un petit nombre sur les masses ; soit un instrument destiné
à garantir leur domination et le privilège à ceux qui par force, ruse ou
héritage, ont accaparé tous les moyens d'existence, dont la terre
d'abord, et s'en servent pour tenir le peuple en esclavage et le faire
travailler pour leur propre compte.
On opprime les hommes de deux façons : soit
directement, par la force brutale, par la violence physique ; soit
indirectement, en leur enlevant les moyens de subsistance et en les
réduisant ainsi à discrétion. La première façon est à l'origine du
pouvoir, c'est-à-dire du privilège politique ; et la seconde à l'origine
de la propriété, c'est-à-dire du privilège économique. On peut aussi
opprimer les hommes en agissant sur leur intelligence et sur leurs
sentiments : c'est là le pouvoir religieux ou universitaire ;
mais comme l'esprit n'est jamais que la résultante des forces
matérielles, le mensonge et les corps constitués pour le propager n'ont
de raison d'être qu'autant qu'ils sont la conséquence des privilèges
politiques et économiques, et un moyen pour les défendre et les
consolider.
Dans les sociétés primitives, peu populeuses et dans
lesquelles les rapports sociaux ne sont pas très compliqués, les deux
pouvoirs, politique et économique, se trouvent réunis dans les mêmes
mains, qui peuvent être celles d'une seule et même personne ; ceci,
quand une circonstance quelconque a empêché que ne s'établissent des
habitudes, des coutumes de solidarité, ou qu'elle a détruit
celles qui existaient et établi la domination de l'homme sur l'homme.
Ceux qui, par la force, ont vaincu et terrorisé les autres
disposent des personnes et des choses des vaincus, les contraignent à
les servir, à travailler pour eux et à faire en tout leur volonté à eux.
Ils sont tout à la fois propriétaires, législateurs, rois, juges et
bourreaux.
Mais les sociétés s'agrandissent, les besoins
augmentent, les rapports sociaux se compliquent et il devient impossible
qu'un despotisme de ce type se prolonge davantage. Pour des raisons de
sécurité, de commodité et parce qu'il leur est impossible de faire
autrement, les dominateurs se trouvent placés devant une double
nécessité : d'une part, s'appuyer sur une classe privilégiée,
c'est-à-dire sur un certain nombre d'individus co-intéressés à leur
domination ; et d'autre part, laisser chacun subvenir comme il peut à
ses propres besoins et se réserver la domination suprême qui est le
droit d'exploiter tout le monde au maximum et une façon de satisfaire
cette vanité : commander. Et c'est ainsi que se développe la richesse
privée, autrement dit la classe des propriétaires : à l'ombre du
pouvoir, sous sa protection et avec sa complicité, et souvent à son insu
et pour des raisons qui échappent à son contrôle. En concentrant peu à
peu dans leurs mains les moyens de production, les vraies sources de la
vie -l'agriculture, l'industrie, les échanges, etc. - ces propriétaires
finissent par constituer un pouvoir en soi, et ce pouvoir, à cause de la
supériorité de ses moyens et de la grande quantité d'intérêts qu'il
recouvre, finit toujours par soumettre plus ou moins ouvertement le
pouvoir politique, autrement dit le gouvernement, et à faire de lui un
gendarme à son service.
Ce phénomène s'est reproduit maintes fois au cours de
l'Histoire. Chaque fois que la violence physique, brutale, a pris le
dessus dans une société, à la suite d'une invasion ou d'une quelconque
entreprise militaire, les vainqueurs ont clairement tendu à concentrer
dans leurs mains le gouvernement et la propriété. Cependant, la
nécessité pour le gouvernement de se gagner la complicité d'une classe
puissante, les exigences de la production, l'impossibilité dans laquelle
il se trouve de pouvoir tout surveiller et tout diriger, tout cela a
toujours rétabli la propriété privée, la division des deux pouvoirs, et
par-là même, la dépendance effective de ceux qui ont en main la force,
les gouvernements, envers ceux qui ont en main les sources mêmes de la
force, les propriétaires. Le gouvernant finit toujours, fatalement, par
être le gendarme au service du propriétaire.
Ce phénomène n'a jamais été aussi accentué qu'à
l'époque moderne. Grâce au développement de la production, à l'extension
énorme des affaires, à la puissance démesurée que l'argent a acquis, et
à toutes les données économiques qu'ont apporté la découverte de
l'Amérique, l'invention des machines, etc., la classe capitaliste s'est
assurée une telle suprématie qu'elle ne s'est plus contentée de disposer
de l'appui du gouvernement : elle a voulu que le gouvernement soit issu
d'elle-même. Un gouvernement qui tirait son origine du droit de conquête
(droit divin, comme disaient les rois et leurs prêtres)
était bien soumis par les circonstances à la classe capitaliste, mais il
gardait toujours une attitude hautaine et méprisante envers ses anciens
esclaves désormais enrichis, et il montrait des
velléités d'indépendance et de domination. Un tel gouvernement était
bien le défenseur des propriétaires, le gendarme à leur service, mais il
était de ces gendarmes qui se croient quelqu'un et qui se montrent
brutaux envers ceux qu'ils sont chargés d'escorter et de défendre, quand
ils ne les dévalisent ou ne les massacrent pas au détour du chemin. La
classe capitaliste s'en est débarrassée et s'en débarrasse par des
moyens plus ou moins violents pour le remplacer par un gouvernement
choisi par elle, composé de membres de sa classe, continuellement sous
son contrôle et spécialement organisé pour la défendre contre les
revendications possibles des déshérités.
C'est de là que vient le système parlementaire moderne.
Le gouvernement est, aujourd'hui, composé de
propriétaires et de gens à la dévotion des propriétaires ; il est tout
entier à la disposition des propriétaires, à tel point que les plus
riches dédaignent souvent d'en faire partie : Rothschild n'a pas besoin
d'être député ou ministre, il lui suffit de tenir députés et ministres
sous sa dépendance.
Dans beaucoup de pays, le prolétariat participe plus ou
moins a l'élection du gouvernement, mais il y participe d'une façon
purement formelle. C'est une concession que la bourgeoisie a fait pour
utiliser le concours du peuple dans sa lutte contre le pouvoir royal et
l'aristocratie, et aussi pour détourner le peuple de penser à
s'émanciper : elle lui donne une souveraineté apparente. Que la
bourgeoisie l'ait ou non prévu quand elle a concédé pour la première
fois au peuple le droit de vote, il n'en est pas moins certain que ce
droit de vote s'est révélé parfaitement dérisoire et tout juste bon à
consolider le pouvoir de la bourgeoisie en donnant à la partie la plus
énergique du prolétariat l'espoir, vain, d'arriver un jour au
pouvoir.
Même avec le suffrage universel, et nous pourrions dire
particulièrement avec le suffrage universel, le gouvernement est resté
le serviteur de la bourgeoisie et le gendarme à son service. S'il en
était autrement, si le gouvernement menaçait de devenir hostile à la
bourgeoisie, si la démocratie
pouvait un jour être autre chose qu'un leurre pour tromper le
peuple, la bourgeoisie menacée dans ses intérêts s'empresserait de se
révolter et emploierait toute la force et toute l'influence qui lui
viennent de ce qu'elle possède la richesse pour rappeler le gouvernement
à son rôle de simple gendarme à son service.
Quel que soit le nom que prend le gouvernement, quelles
que soient son origine et son organisation, son rôle essentiel est
partout et toujours d'opprimer et d'exploiter les masses, et de défendre
les oppresseurs et les exploiteurs. Et ses rouages principaux,
caractéristiques, indispensables, sont le policier et le percepteur, le
soldat et le garde-chiourme, auxquels s'ajoute immanquablement le
marchand de mensonges, qu'il soit prêtre ou professeur, appointé et
protégé par le gouvernement pour asservir les esprits et les rendre
dociles au joug.
__________________
Certes, à ce rôle fondamental du gouvernement et à ces
rouages essentiels se sont ajoutés d'autres rôles et d'autres rouages au
cours de l'Histoire. Admettons même que, dans un pays quelque peu
civilisé, il n'ait jamais, ou presque jamais, pu exister de gouvernement
qui ne se soit attribué des rôles utiles ou indispensables à la vie
sociale, en plus de son rôle d'oppresseur et de spoliateur. Loin
d'infirmer ce qui suit, cela le confirme et l'aggrave : c'est un fait
que le gouvernement est, par nature, oppressif et spoliateur ; et de par
son origine et sa situation, il est fatalement porté à défendre et à
renforcer la classe dominante.
De fait, le gouvernement se donne la peine de protéger,
plus ou moins, la vie des citoyens contre les attaques directes et
brutales. Il reconnaît et légalise un certain nombre de droits et
devoirs primordiaux, ainsi que d'us et coutumes sans lesquels il est
impossible de vivre en société. Il organise et dirige certains services
publics, comme la poste, le réseau routier, la santé publique, la
distribution de l'eau, l'assainissement des terres, la protection des
forêts, etc. Il ouvre des orphelinats et des hôpitaux et souvent il aime
à jouer au protecteur et au bienfaiteur des pauvres et des faibles - ce
n'est qu'apparence, bien sûr. Mais il suffit d'observer comment et dans
quel but il remplit ces rôles pour y trouver la preuve expérimentale,
pratique, que tout ce que fait le gouvernement est toujours inspiré par
l'esprit de domination et qu'il le fait pour défendre, agrandir et
perpétuer ses propres privilèges et ceux de la classe dont il est le
représentant et le défenseur.
Un gouvernement ne saurait tenir
longtemps s'il ne masque pas sa nature propre derrière le prétexte de
l'intérêt commun ; il ne peut faire respecter la vie des privilégiés
s'il ne se donne pas l'air de vouloir respecter celle de tous ; il ne
peut pas faire accepter les privilèges d'un petit nombre s'il ne feint
pas d'être le gardien du droit de tous. "La loi - dit Kropotkine (et
naturellement ceux qui l'ont faite, c'est-à-dire le gouvernement - note
de Malatesta) - a utilisé les sentiments sociaux de l'homme pour faire
passer, avec des préceptes de morale que l'homme acceptait, des ordres
utiles à la minorité des spoliateurs contre lesquels il se serait
révolté. "1
Un gouvernement ne peut pas vouloir que la société se
disloque, parce qu'alors lui et la classe dominante auraient moins de
matériaux à exploiter. Et il ne peut pas non plus laisser la société se
régir elle-même, sans ingérences officielles, parce qu'alors le peuple
aurait tôt fait de se rendre compte que le gouvernement ne sert qu'à
défendre les propriétaires qui le font mourir de faim et il
s'empresserait de se débarrasser et du gouvernement et des
propriétaires.
Aujourd'hui, face aux réclamations insistantes et
menaçantes du prolétariat, les gouvernements montrent une tendance à
s'entremettre dans les rapports entre patrons et ouvriers. Ils essayent
ainsi de dévoyer le mouvement ouvrier et d'empêcher, par des réformes
trompeuses, que les pauvres ne prennent eux-mêmes tout ce qui leur
revient, c'est-à-dire une part de bien-être égale à celle dont les
autres jouissent.
Il faut en outre tenir compte des deux faits suivants :
d'une part les bourgeois, c'est-à-dire les propriétaires, sont
perpétuellement en train de se faire la guerre et de se dévorer entre
eux ; d'autre part, le gouvernement issu de la bourgeoisie est bien son
serviteur et son protecteur dans cette mesure-là, mais, comme tout
serviteur et tout protecteur, il tend aussi à s'émanciper et à dominer
celui qu'il protège. D'où ces jeux de balançoire, ces louvoiements, ces
concessions faites et retirées, cette recherche d'alliés chez le peuple
contre les conservateurs et chez les conservateurs contre le peuple, qui
sont la science des gouvernants et font illusion aux yeux des naïfs et
des indolents toujours prêts à attendre que le salut leur vienne d'en
haut.
Tout cela ne change en rien la nature du gouvernement.
S'il devient le régulateur et le garant des droits et devoirs de chacun,
il pervertit le sens de la justice : il qualifie de délit et punit tout
acte qui heurte ou menace les privilèges des gouvernants et des
propriétaires ; et il qualifie de juste, de légale, la plus
terrible exploitation des miséreux, ce lent et continu assassinat moral
et matériel perpétré par celui qui possède contre celui qui n'a rien.
S'il devient administrateur des services publics, il n'a en vue que les
intérêts des gouvernants et des propriétaires, encore et toujours ; et
il ne s'occupe des intérêts de la masse des travailleurs que dans la
seule mesure où cela est nécessaire pour que la masse consente à payer.
S'il enseigne, il fait obstacle à la propagation de la vérité et tend à
préparer l'esprit et le coeur des jeunes pour qu'ils deviennent soit des
tyrans implacables, soit des esclaves dociles, selon la classe à
laquelle ils appartiennent. Dans les mains du gouvernement, tout devient
un moyen pour exploiter, tout devient une institution policière utile
pour tenir le peuple en bride.
Et il ne peut en être autrement. Si, pour les hommes,
vivre c'est lutter les uns contre les autres, il y a naturellement des
vainqueurs et des perdants : le prix de la lutte, c'est le gouvernement
qui est un moyen pour garantir aux vainqueurs les résultats de la
victoire et les perpétuer; et il est bien certain que jamais il n'ira à
ceux qui auront perdu, que la lutte ait lieu sur le terrain de la force
physique ou intellectuelle, ou qu'elle ait lieu sur le terrain
économique. Quant à ceux qui ont lutté pour vaincre, c'est-à-dire pour
s'assurer des conditions meilleures que celles des autres et pour
conquérir privilèges et domination, ils ne vont pas se servir du
gouvernement pour défendre les droits des vaincus et imposer des limites
à leur bon plaisir ou à celui de leurs amis et partisans.
Le gouvernement ou, comme on dit, l'Etat, juge ;
l'Etat, modérateur de la lutte sociale ; l'Etat, administrateur
impartial des intérêts du public, tout cela est mensonge, illusion,
utopie jamais réalisée et qui ne se réalisera jamais.
Si vraiment les intérêts des hommes devaient être
contraires les uns aux autres ; si vraiment la lutte entre les hommes
était nécessairement la loi des sociétés humaines et que la liberté de
chacun devait trouver ses limites dans la liberté des autres, alors
chacun chercherait toujours à faire triompher ses propres intérêts sur
ceux des autres ; chacun chercherait à augmenter sa propre liberté aux
dépens de celle des autres ; et il y aurait un gouvernement non pas
parce qu'il serait plus ou moins utile à la totalité des membres d'une
société qu'il y en ait un, mais parce que les vainqueurs voudraient
s'assurer les fruits de la victoire en soumettant solidement les
vaincus, et se libérer de l'ennui d'être perpétuellement prêts à se
défendre en chargeant de les défendre des hommes entraînés à cet effet
au métier de gendarmes. Alors l'humanité serait destinée à périr ou à se
débattre à tout jamais entre la tyrannie des vainqueurs et la révolte
des vaincus.
Mais heureusement, l'avenir de l'humanité est plus
souriant parce que la loi qui la gouverne est plus douce.
Cette loi, c'est la SOLIDARITE.
_______________
Il y a nécessairement en l'homme deux instincts
fondamentaux: l'instinct de sa propre conservation, sans lequel
aucun être ne pourrait exister; et l'instinct de conservation de
l'espèce, sans lequel aucune espèce n'aurait pu se former et durer.
L'homme est naturellement porté à défendre envers et contre tout et tous
l'existence et le bien-être de sa propre personne et de sa propre
progéniture.
Dans la nature, les êtres vivants peuvent assurer leur
existence et la rendre plus agréable de deux façons: d'une part, la
lutte individuelle contre les éléments et contre les autres
individus, de la même espèce ou d'une autre espèce ; d'autre part,
l'appui mutuel, la coopération qu'on peut également
appeler l'association pour la lutte contre tous les facteurs
naturels contraires à l'existence, au développement et au bien-être des
associés.
Quelle part ont eu respectivement dans l'évolution du
règne organique ces deux principes : la lutte d'une part, la coopération
d'autre part ? Il est inutile de le chercher dans ces pages : nous ne
pourrions l'exposer, pour des raisons d'espace.
Qu'il nous suffise de constater comment la coopération
(forcée ou volontaire) est devenue, chez les hommes, l'unique moyen de
progrès, de perfectionnement, de sécurité ; et comment la lutte - reste
atavique - est devenue totalement inapte à favoriser le bien-être des
individus et porte au contraire préjudice à tous, vainqueurs comme
perdants.
L'expérience accumulée et transmise de générations en
générations a montré à l'homme que s'il s'unit à d'autres hommes, sa
propre conservation est plus assurée et son propre bien-être plus grand.
Ainsi s'est développé chez l'homme l'instinct social qui est une
conséquence de la lutte même pour l'existence, menée contre la nature
environnante et contre les individus de sa propre espèce, et qui a
totalement transformé les conditions de sa propre existence. C'est cet
instinct social qui a permis à l'homme de sortir de l'animalité,
d'acquérir une très grande puissance et de s'élever tellement au-dessus
des autres animaux que les philosophes spiritualistes ont cru nécessaire
de lui inventer une âme immatérielle et immortelle.
Cet instinct social a été constitué par tout un
faisceau de causes. A partir de cette base animale : l'instinct de
conservation de l'espèce (qui est l'instinct social limité à la famille
naturelle), il est arrivé à un degré tout à fait remarquable en
intensité et en extension et il constitue désormais le fond même de la
nature morale de l'homme.
L'homme est issu des types inférieurs de l'animalité,
il était faible et désarmé dans la lutte individuelle contre les bêtes
carnivores. Mais il avait un cerveau capable d'un grand développement,
un organe vocal apte à exprimer, par des sons divers, ses différentes
vibrations cérébrales, et des mains spécialement adaptées pour donner à
la matière la forme voulue : il a dû sentir rapidement le besoin de
s'associer, et comprendre les avantages qui en découlaient. On peut même
dire qu'il n'est sorti de l'animalité qu'à partir du moment où il est
devenu un être social et où il a acquis l'usage de la parole, qui est à
la fois une conséquence de la sociabilité et un puissant facteur de
sociabilité.
L'espèce humaine étant relativement limitée en nombre,
la lutte pour l'existence - la lutte de l'homme contre l'homme - était
moins âpre, moins permanente, moins nécessaire, même en dehors de
l'association. Ce qui a dû beaucoup favoriser le développement de
sentiments de sympathie et donner le temps de découvrir et d'apprécier
l'utilité de l'appui mutuel.
Enfin l'homme a acquis la capacité de modifier le
milieu extérieur et de l'adapter à ses propres besoins, grâce à ses
qualités primitives utilisées en coopération avec un nombre plus ou
moins grand d'associés ; ses désirs se sont multipliés à mesure
qu'augmentaient les moyens de les satisfaire et sont devenus des besoins
; la division du travail qui est la conséquence de l'exploitation
méthodique de la nature au bénéfice de l'homme, est apparue. Tout cela a
fait que la vie sociale est devenue le milieu nécessaire à l'homme, en
dehors duquel il ne peut vivre sans retourner à l'état animal.
La sensibilité s'étant affinée avec la multiplication
des rapports sociaux, et grâce à l'habitude que des milliers de siècles
de transmission héréditaire ont imprimée à l'espèce humaine, ce besoin
de vie sociale et d'échange de pensée et d'affection entre les hommes
est devenu une manière d'être nécessaire de notre organisme, s'est
transformé en sympathie, en amitié, en amour, et subsiste indépendamment
des avantages matériels que l'association procure ; à tel point que pour
satisfaire ce besoin, l'homme affronte souvent des souffrances de toute
sorte, et même la mort.
En somme, la lutte pour l'existence a pris, chez les
hommes, un caractère tout à fait différent de celle qui existe en
général chez les autres animaux, pour toute une série de causes : les
avantages extrêmement importants que l'association apporte à l'homme ;
l'état d'infériorité physique dans lequel il se trouve face aux bêtes
s'il reste isolé et qui est tout à fait disproportionné par rapport à sa
supériorité intellectuelle ; la possibilité qu'il a de s'associer à un
nombre toujours plus grand d'individus et d'entretenir avec eux des
rapports toujours plus profonds et complexes, jusqu'à élargir
l'association à toute l'humanité et à tous les aspects de la vie ; et,
plus que tout peut-être, cette possibilité qu'il a de produire plus
qu'il ne lui faut pour vivre, en travaillant en coopération avec les
autres, ainsi que tous les sentiments affectifs qui en découlent.
On sait aujourd'hui que la coopération a eu et qu'elle
a un rôle extrêmement important dans le développement du monde organique
- les recherches des naturalistes modernes nous en donnent chaque jour
de nouvelles preuves - rôle que ne soupçonnaient pas ceux qui, bien mal
à propos du reste, voulaient justifier par les théories darwiniennes le
règne de la bourgeoisie. Mais le fossé entre la lutte chez les hommes et
la lutte chez les animaux reste énorme, et proportionnel à la distance
qui sépare l'homme des autres animaux.
Les autres animaux luttent contre toute la nature, y
compris les autres éléments de leur propre espèce, soit
individuellement, soit le plus souvent en petits groupes, durables ou
temporaires. Les animaux plus sociables, comme les fourmis, les
abeilles, etc., sont solidaires avec ceux de la même fourmilière ou de
la même ruche, mais en lutte avec les autres communautés de leur propre
espèce, ou indifférents envers elles. Chez les hommes, au contraire, la
lutte tend à élargir toujours plus l'association entre les hommes, à
rendre leurs intérêts solidaires, à développer chez chacun des hommes le
sentiment d'amour pour tous les hommes, à vaincre et dominer la nature
extérieure, grâce à l'humanité et pour l'humanité. Toute lutte dont le
but est de conquérir des avantages indépendamment des autres ou contre
eux contredit la nature sociale de l'homme moderne et tend à le
repousser vers l'animalité.
Le seul état qui permette à l'homme de déployer toute
sa nature et d'atteindre le plus grand développement et le plus grand
bien-être possibles, c'est la solidarité, c'est-à-dire l'harmonie
des intérêts et des sentiments, le concours de chacun au bien de tous et
de tous au bien de chacun. Elle est le but vers lequel marche
l'évolution de l'homme, elle est le principe supérieur qui apporte une
solution à tous les antagonismes actuels, insolubles autrement ; et
c'est elle qui fait que la liberté de chacun trouve dans la liberté des
autres non pas sa limite mais son complément, et même les conditions
nécessaires pour qu'elle existe.
Michel Bakounine écrivait : "Pas un individu ne peut
reconnaître sa propre humanité, ni par conséquent la réaliser dans la
vie, si ce n'est en la reconnaissant dans les autres et en coopérant à
sa réalisation pour les autres. Aucun homme ne peut s'émanciper s'il
n'émancipe avec lui tous les hommes qui l'entourent. Ma liberté est la
liberté de tous, puisque je ne suis réellement libre, libre non
seulement en idée mais en fait, que quand ma liberté et mon droit
trouvent leur confirmation et leur sanction dans la liberté et le droit
de tous les hommes, mes égaux.
"La situation des autres hommes m'importe beaucoup
car, quelque indépendante que me paraisse ma position sociale, serais-je
pape, czar, empereur ou premier ministre, je suis toujours le produit de
ce que sont les derniers des hommes ; s'ils sont ignorants, misérables,
esclaves, mon existence est déterminée par leur ignorance, par leur
misère et par leur servitude. Moi, homme éclairé et intelligent, par
exemple, je suis stupide par leur stupidité; moi, courageux, je suis
esclave par leur esclavage; moi, riche, je tremble devant leur misère ;
moi, privilégié, je pâlis devant leur justice. Moi qui veux être libre,
je ne le puis pas, car autour de moi tous les hommes ne veulent pas
encore être libres et, en ne le voulant pas, ils deviennent pour moi des
instruments d'oppression. "
C'est donc dans la solidarité que l'homme atteint le
plus haut degré de sécurité et de bien-être. C'est pourquoi même
l'égoïsme, c'est-à-dire le fait de ne considérer que son propre intérêt,
pousse l'homme et les sociétés humaines vers la solidarité; ou encore,
pour l'exprimer autrement et mieux, égoïsme et altruisme (le fait de
prendre en considération les intérêts d'autrui) se confondent en
un seul sentiment, tout comme se confondent en un seul et même intérêt
l'intérêt de l'individu et celui de la société.
Mais l'homme ne pouvait pas passer d'un seul coup de
l'animalité à l'humanité, de la lutte brutale de l'homme contre l'homme
à la lutte solidaire de tous les hommes, devenus frères, contre la
nature extérieure.
Guidé par les avantages qu'offrent l'association et la
division du travail qui s'ensuivit, l'homme évoluait vers la solidarité
; mais son évolution se heurta à un obstacle qui la détourna et la
détourne encore de son but. L'homme découvrit que, jusqu'à un certain
point du moins et pour ce qui est des besoins matériels et primitifs,
les seuls qu'il connaissait à cette époque, il pouvait tirer parti des
avantages de la coopération en soumettant les autres hommes à sa
domination au lieu de s'associer à eux. Et comme les instincts féroces
et antisociaux hérités de ses ancêtres animaux étaient encore puissants
en lui, il préféra la domination à l'association et contraignit les plus
faibles à travailler pour lui. Dans la plupart des cas, c'est peut-être
même en exploitant les vaincus que l'homme apprit pour la première fois
à comprendre les avantages de la coopération et ce que l'appui de
l'homme pouvait lui apporter d'utile.
Cela aboutit à la propriété individuelle et au
gouvernement, c'est-à-dire à l'exploitation par quelques privilégiés du
travail de tous, alors que le fait d'avoir constaté le caractère utile
de la coopération aurait dû conduire au contraire au triomphe de la
solidarité dans tous les rapports humains.
C'était bien toujours l'association, la coopération en
dehors de laquelle il n'y a pas de vie humaine possible. Mais c'était un
genre de coopération imposé et contrôlé par un petit nombre dans leur
propre intérêt particulier.
De là vient la grande contradiction, qui emplit toute
l'Histoire des hommes, entre ces deux tendances : d'une part, la
tendance à s'associer et à être comme des frères, pour conquérir le
monde extérieur et l'adapter aux besoins de l'homme et pour satisfaire
son affectivité ; et d'autre part la tendance à se diviser en autant
d'unités séparées et hostiles qu'il y a de groupements déterminés par
les conditions géographiques et ethnographiques, de situations
économiques, d'hommes ayant réussi à conquérir un avantage et bien
décidés à le conserver et à l'augmenter, d'hommes qui espèrent conquérir
un privilège, et enfin d'hommes souffrant d'une injustice ou d'un
privilège et qui se révoltent et veulent se libérer.
Au cours de l'Histoire, le principe du chacun pour
soi, autrement dit la guerre de tous contre tous, est venu
compliquer, dévier et paralyser la guerre de tous contre la nature pour
un plus grand bien-être de l'humanité, guerre dont le succès total ne
peut être assuré que si elle se fonde sur ce principe : tous pour un
et un pour tous.
Cette irruption de la domination et de l'exploitation
au sein de l'association humaine a affligé l'humanité de maux
innombrables. Mais malgré l'oppression terrible à laquelle les masses
ont été soumises, malgré la misère, les vices, les crimes, malgré cette
dégradation que la misère et l'esclavage entraînent aussi bien chez les
esclaves que chez les patrons, malgré les haines accumulées, les guerres
exterminatrices, l'antagonisme des intérêts artificiellement créés,
l'instinct social a survécu et s'est développé. La coopération était
toujours la condition nécessaire pour que l'homme puisse lutter avec
succès contre la nature extérieure et elle subsista donc comme la cause
permanente du rapprochement des hommes entre eux, et du développement
entre eux du sentiment de sympathie. L'oppression même des masses a fait
que les opprimés sont devenus des frères les uns pour les autres, et
seule la solidarité plus ou moins consciente ou plus ou moins étendue
qui existait entre les opprimés leur a permis de supporter l'oppression
et a permis à l'humanité de résister aux causes de mort qui s'étaient
insinuées en elle.
Aujourd'hui, l'extrême développement qu'a connu la
production, la croissance de ces besoins qui ne peuvent être satisfaits
que par le concours d'un grand nombre d'hommes de tous les pays, les
moyens de communication, l'habitude des voyages, la science, la
littérature, les affaires, les guerres même, tout cela a resserré et
resserre toujours plus les liens des hommes entre eux, faisant de
l'humanité un seul corps dont les différentes parties, solidaires entre
elles, ne peuvent trouver leur plein épanouissement et la liberté de se
développer que dans la santé des autres parties et du tout.
L'habitant de Naples est aussi intéressé à
l'assainissement des taudis de sa ville qu'à l'amélioration des
conditions d'hygiène des populations des bords du Gange, d'où lui vient
le choléra. Le bien-être, la liberté, l'avenir d'un montagnard perdu
dans les gorges des Apennins ne dépendent pas seulement de l'état de
bien-être ou de misère dans lequel se trouvent les habitants de son
village, ni des conditions de vie générales du seul peuple italien. Ils
dépendent aussi de la condition des travailleurs en Amérique et en
Australie, de la découverte de tel savant suédois, des conditions
morales et matérielles des Chinois, de la guerre ou de la paix en
Afrique ; en somme, de toutes les circonstances, grandes ou petites, qui
agissent sur un être humain en un point quelconque du globe.
Dans les conditions actuelles de la société, cette
vaste solidarité qui unit entre eux tous les hommes est en grande partie
inconsciente : elle naît spontanément quand les intérêts particuliers se
heurtent, mais quant au intérêts de tous, les hommes ne s'en préoccupent
pas, ou guère. C'est bien la preuve la plus évidente que la solidarité
est la loi naturelle de l'humanité et qu'elle se développe et s'impose
malgré tous les obstacles, malgré tous les antagonismes créés par la
façon dont la société actuelle est organisée.
Par ailleurs, les masses opprimées ne se sont jamais
complètement résignées à l'oppression et à la misère et elles montrent
qu'elles ont soif de justice, de liberté, de bien-être, aujourd'hui plus
que jamais. Elles commencent à comprendre qu'elles ne pourront jamais
s'émanciper que grâce à l'union, grâce à la solidarité de tous les
opprimés et de tous les exploités du monde entier. Et elles comprennent
également que la condition indispensable de leur émancipation, c'est la
possession des moyens de production, de la terre et des instruments de
travail, et donc l'abolition de la propriété individuelle. La science,
l'observation des phénomènes sociaux montrent que cette abolition serait
extrêmement utile aux privilégiés eux-mêmes, si seulement ils voulaient renoncer à leur esprit de domination et
contribuer avec tous à travailler pour le bien-être commun.
Si donc un jour, les masses opprimées se refusaient à
travailler pour les autres, si elles enlevaient aux propriétaires la
terre et les instruments de travail et les utilisaient pour leur compte
et à leur profit, c'est-à-dire pour le compte et au profit de tous, si
elles voulaient ne plus subir aucune domination, ni de la force brutale
ni du privilège économique, si la fraternité entre les peuples et le
sentiment de solidarité humaine renforcé par la communauté des intérêts
mettaient fin aux guerres et aux conquêtes, le gouvernement aurait-il
encore une raison d'être ?
Une fois la propriété individuelle abolie, le
gouvernement qui est là pour la défendre doit disparaître. S'il
survivait, il tendrait continuellement à
reconstituer, sous une forme ou sous une autre, une classe privilégiée
et oppressive.
L'abolition du gouvernement ne veut pas dire et ne peut
pas signifier la dissolution des liens sociaux. Bien au contraire. La
coopération qui, aujourd'hui, est forcée et orientée vers le profit d'un
petit nombre serait libre, volontaire et orientée au bénéfice de tous ;
c'est pourquoi elle en deviendrait d'autant plus intense et
efficace.
L'instinct social, le sentiment de solidarité se
développeraient au plus haut point ; chacun des hommes ferait tout ce
qu'il peut pour le bien des autres hommes, tant pour satisfaire ses
propres sentiments affectifs que par intérêt bien compris.
Une nouvelle organisation sociale naîtrait du libre
concours de tous, grâce aux groupements que les hommes formeraient
spontanément selon leurs besoins et leurs sympathies, de bas en haut, du
simple au complexe, en partant des intérêts les plus immédiats pour
arriver aux intérêts les plus lointains et les plus généraux. Et cette
organisation sociale aurait pour but le plus grand bien-être et la plus
grande liberté de tous, elle embrasserait toute l'humanité dont elle
ferait une seule communauté fraternelle, et elle se modifierait et
s'améliorerait à mesure que les circonstances se modifieraient et que
l'expérience apporterait ses enseignements.
Cette société d'hommes libres, cette société d'amis, c'est
l'anarchie.
***
Nous avons jusqu'à présent considéré le gouvernement
tel qu'il est et tel qu'il doit nécessairement être dans une société
fondée sur le privilège, sur l'exploitation et l'oppression de l'homme
par l'homme, sur l'antagonisme des intérêts, sur la lutte au sein même
de la société, en un mot, sur la propriété individuelle.
Nous avons vu que loin d'être une condition nécessaire
de la vie humaine, l'état de lutte est contraire aux intérêts des
individus et de l'espèce humaine. Nous avons vu que la loi du progrès
humain, c'est la coopération, la solidarité et nous en avons conclu que
si on abolit la propriété individuelle et toute domination de l'homme
par l'homme, le gouvernement n'a plus aucune raison d'exister et doit
être aboli.
Mais (pourrait-on nous dire) une fois modifié le
principe sur lequel repose aujourd'hui l'organisation sociale, une fois
la lutte remplacée par la solidarité et la propriété individuelle par la
propriété commune, la nature du gouvernement changerait, et au lieu
d'être le représentant et le défenseur des intérêts d'une classe,
il serait le représentant des intérêts de la
société toute entière, puisqu'il n'y aurait plus de classes. Il aurait
pour mission de garantir et de réglementer la coopération sociale, dans
l'intérêt de tous ; d'assurer les services publics d'importance générale
; de défendre la société contre d'éventuelles tentatives visant à
rétablir le privilège, de prévenir ce qui peut attenter à la vie, au
bien-être et à la liberté de chacun et d'en réprimer les auteurs, quels
qu'ils soient.
Il y a dans la société des fonctions qui sont trop
importantes et qui exigent trop de constance, trop de régularité, pour
qu'elles puissent être laissées à la libre volonté des individus sans
qu'il y ait de risque que tout s'en aille à vau-l'eau.
S'il n'y a pas de gouvernement, qui organiserait et qui
garantirait le bon fonctionnement de ces services : l'approvisionnement,
la distribution, la santé, la poste, le télégraphe, les chemins de fer,
etc.? Qui veillerait à l'instruction du peuple ? Qui entreprendrait les
grands travaux qui changent la face de la terre et multiplient les
forces de l'homme : les explorations, les assainissements, les grandes
entreprises scientifiques ?
Qui veillerait à ce que le capital social soit conservé
et augmenté afin de le léguer enrichi et amélioré à l'humanité à venir
?
Qui empêcherait que les forêts soient dévastées et le
sol exploité de façon irrationnelle et donc appauvri ?
Qui serait mandaté pour prévenir et réprimer les
crimes, autrement dit les actes antisociaux ?
Et ceux qui manqueraient à la loi de solidarité en ne
voulant pas travailler ? Et ceux qui causeraient une épidémie dans tout
le pays en refusant de se soumettre aux règles d'hygiène que la science
reconnaît utiles ? Et si jamais certains voulaient, dans leur folie ou
sans être fous, brûler les récoltes, violer les enfants, abuser de leur
force physique envers les plus faibles qu'eux ?
Détruire la propriété individuelle et abolir les
gouvernements qui existent actuellement sans mettre sur pied un nouveau
gouvernement qui organiserait la vie collective et garantirait la
solidarité, sociale, ce ne serait pas abolir les privilèges ; ce
ne serait pas apporter au monde la paix ni le bien-être : ce
serait briser tout lien social, ramener l'humanité à la barbarie et au
règne du chacun pour soi qui est le triomphe d'abord de la force brutale
et ensuite du privilège économique.
Telles sont les objections que nous font les
autoritaires, même quand ils sont socialistes, autrement dit des gens
qui veulent abolir la propriété individuelle et le gouvernement de
classe qui en découle.
Répondons à ces objections.
Tout d'abord, il n'est pas vrai que la nature et le
rôle du gouvernement changeraient si les conditions sociales étaient
changées. L'organe et la fonction sont des données inséparables. Otez sa
fonction à un organe : l'organe meurt, ou bien sa fonction se
reconstitue. Faites entrer une armée dans un pays où il n'y ait aucune
cause de guerre, intestine ou avec l'extérieur, ni aucune peur à ce
sujet : l'armée provoquera la guerre ou elle se dispersera si elle n'y
arrive pas. Là où il n'y aurait ni crimes à découvrir ni délinquants à
arrêter, une police provoquera et inventera crimes et délinquants ou
bien elle disparaîtra.
Il existe en France, depuis des
siècles, une institution rattachée aujourd'hui à l'administration des
eaux et forêts, la Louveterie2,
dont les fonctionnaires sont chargés de veiller à la destruction des
loups et autres bêtes nuisibles. Personne ne s'étonnera d'apprendre que
s'il y a encore des loups en France qui font des dégâts importants au
moment des grands froids, c'est précisément à cause de cette
institution. Les gens ne s'occupent guère des loups, puisque les
louvetiers sont là pour y penser ; et les louvetiers font
bien la chasse aux loups, mais ils la font de façon intelligente
: pour ne pas risquer de faire disparaître une espèce aussi
intéressante, ils ne touchent pas aux endroits où se fait la
reproduction, afin de lui donner le temps de se faire. Et de fait, les
paysans français ont une confiance très limitée en ces louvetiers
et les considèrent plutôt comme des gardiens des loups dont ils
assurent la conservation de l'espèce. Ce qui se comprend très bien : que
feraient les "lieutenants de louveterie" s'il n'y avait plus de loups
?
Le gouvernement, c'est un certain nombre de personnes
chargées de faire les lois et habilitées à se servir de la force de tous
pour obliger chacun à les respecter : il constitue déjà, de ce fait, une
classe privilégiée et séparée du peuple. Comme tout corps constitué, il
cherchera instinctivement à élargir ses attributions, à se soustraire au
contrôle du peuple, à imposer ses propres tendances et à faire
prédominer ses propres intérêts particuliers. Placé dans une situation
privilégiée, le gouvernement se trouve déjà en antagonisme avec la
masse, dont il détourne la force pour en disposer.
D'ailleurs, même s'il le voulait, un gouvernement ne
pourrait pas contenter tout le monde, à supposer qu'il arrive à en
contenter quelques-uns. Il lui faudrait se défendre contre les
mécontents et donc co-intéresser une partie du peuple pour en obtenir
l'appui. Et ce serait à nouveau la vieille histoire de la classe
privilégiée qui se constitue avec la complicité du gouvernement et qui,
cette fois, ne s'emparerait pas de la terre mais accaparerait sans aucun
doute des situations de faveur, tout spécialement créées pour elle, et
qui n'oppresserait et n'exploiterait pas moins que la classe
capitaliste.
Habitués comme ils le sont à commander, les gouvernants
entendraient bien ne pas retourner à l'anonymat de la foule et au cas où
ils ne pourraient pas garder le pouvoir en mains propres, ils
s'assureraient au moins des positions privilégiées en prévision du
moment où il leur faudrait le faire passer en d'autres mains. Ils
utiliseraient tous les moyens dont dispose le pouvoir pour que ce soient
leurs amis à eux qui soient élus pour leur succéder, afin d'être appuyés
et protégés par eux, à leur tour. Ainsi le gouvernement passerait et
repasserait dans les mêmes mains et la démocratie, ou prétendu
gouvernement de tous, finirait comme toujours en oligarchie,
gouvernement d'un petit nombre, gouvernement d'une classe.
Et quelle oligarchie toute-puissante, oppressive et
dévoreuse celle qui aurait à sa charge, c'est-à-dire à sa disposition,
tout le capital social, tous les services publics, depuis
l'approvisionnement jusqu'à la fabrication des allumettes, depuis
l'université jusqu'au théâtre d'opérette !!!
***
Supposons maintenant que le gouvernement ne constitue pas déjà en
lui-même une classe privilégiée ; supposons qu'il puisse vivre sans
créer autour de lui une classe nouvelle de privilégiés et en restant le
représentant, le serviteur si l'on veut, de toute la société. A quoi
servirait-il donc ? En quoi et comment pourrait-il accroître la force,
l'intelligence, l'esprit de solidarité, le souci du bien-être de tous et
de l'humanité future qui se trouvent exister à un moment donné dans une
société donnée ?
C'est toujours cette vieille histoire de l'homme aux
deux jambes attachées qui a réussi à vivre malgré ses chaînes et qui
s'imagine que s'il vit, c'est grâce à elles. Nous sommes habitués à
vivre sous un gouvernement qui accapare toutes les forces, toutes les
intelligences et toutes les volontés qu'il peut orienter vers ses fins à
lui ; et qui entrave, paralyse, supprime toutes celles qui ne lui sont
pas utiles ou qui lui sont hostiles ; et nous nous imaginons que tout ce
qui se fait dans la société se fait grâce au gouvernement et que s'il
n'y avait plus de gouvernement, il n'y aurait plus dans la société ni
force, ni intelligence, ni bonne volonté. De la même façon, comme nous
l'avons déjà dit, le propriétaire qui s'est emparé de la terre la fait
cultiver à son profit particulier, en ne laissant au travailleur que le
strict nécessaire pour qu'il puisse et veuille continuer à travailler ;
et le travailleur asservi s'imagine que, sans le patron, il ne pourrait
pas vivre, comme si c'était le patron qui créait la terre et les forces
de la nature.
Qu'est-ce que le gouvernement peut bien apporter en
lui-même aux forces morales et matérielles qui existent dans telle ou
telle société ? Est-ce que, par hasard, il serait comme le Dieu de la
Bible qui crée à partir du néant ?
De même que rien ne se crée dans le monde qu'on appelle
généralement matériel, rien ne se crée non plus dans cette forme plus
compliquée du monde matériel qu'est le monde social. C'est pourquoi les
gouvernants ne peuvent disposer que des forces qui existent dans la
société, moins toutes celles que l'action gouvernementale paralyse et
détruit - et elles sont très nombreuses -, moins les forces rebelles, et
moins encore toutes celles qui se consument dans les heurts provoqués
par un mécanisme aussi artificiel et qui sont nécessairement très
nombreuses. Si jamais ils apportent en eux-mêmes quelque chose, c'est en
tant qu'hommes, et non pas en tant que gouvernants qu'ils peuvent le
faire. Et ce n'est qu'une partie extrêmement réduite de toutes les
forces matérielles et morales à disposition du gouvernement qui est
destinée à quelque chose de réellement utile à la société. Tout le reste
est consumé dans des activités de répression pour tenir en bride les
forces rebelles, ou bien détourné de ce but qu'est l'intérêt commun pour
être utilisé au bénéfice d'un petit nombre et au préjudice de la
majorité des hommes.
Quelle est la part respective de l'initiative
individuelle et de l'action sociale dans la vie et dans le progrès de la
société humaine ? On a tenu là-dessus de grands discours tant et si bien
que grâce aux artifices habituels du langage métaphysique, on est arrivé
à tout embrouiller : affirmer comme certains le font que c'est grâce à
l'initiative individuelle que le monde des hommes peut fonctionner,
c'est passer désormais pour audacieux. Alors que c'est là une vérité de
bon sens, qui apparaît comme évidente dès qu'on cherche à savoir ce que
les mots signifient. Ce qui existe réellement, c'est l'homme, c'est
l'individu : la société ou collectivité - et l'Etat ou
gouvernement qui prétend la représenter - ne peuvent être que des
abstractions vides si elles ne sont pas des ensembles d'individus. C'est
de l'organisme de chaque individu que tirent nécessairement leur origine
toutes les pensées et tous les actes des hommes, pensées et actes qui
d'individuels deviennent collectifs quand ils sont ou deviennent communs
à beaucoup d'individus. L'action sociale n'est donc ni la négation, ni
le complément de l'initiative individuelle : elle est la résultante des
initiatives, des pensées et des actions de tous les individus qui
composent la société ; résultante qui, toutes choses égales par
ailleurs, est plus ou moins grande selon que les forces de chacun
concourent toutes au même but, ou divergent et s'opposent. Et si, au
contraire, on entend par action sociale l'action du gouvernement, comme
le font les autoritaires, elle est bien encore la résultante de forces
individuelles, mais seulement de celles des individus qui font partie du
gouvernement ou qui sont en position d'influer sur la conduite du
gouvernement.
Dans la lutte séculaire entre la liberté et l'autorité,
ou en d'autres termes entre le socialisme et l'Etat de classe, la
question n'est donc pas vraiment de modifier les rapports entre la
société et l'individu ; la question n'est pas d'accroître l'indépendance
individuelle aux dépens de l'ingérence de la société, ou celle-ci aux
dépens de celle-là. Il s'agit plutôt d'empêcher que quelques individus
puissent opprimer les autres ; de donner les mêmes droits et les mêmes
moyens d'action à tous les individus ; et d'en finir avec la seule
initiative d'un petit nombre qui entraîne nécessairement l'oppression de
tous les autres. En somme, il s'agit encore et toujours de détruire la
domination et l'exploitation de l'homme par l'homme, de façon à ce que
tous soient intéressés au bien-être commun et qu'au lieu d'être
supprimées, ou de se combattre et de s'éliminer tour à tour, les forces
individuelles trouvent la possibilité de se développer totalement et de
s'associer les unes aux autres pour le plus grand profit de tous.
Il résulte de tout ce que nous avons dit que
l'existence d'un gouvernement - serait-ce même le gouvernement idéal des
socialistes autoritaires, pour poursuivre notre hypothèse - serait bien
loin de produire une augmentation des forces productives, des forces
d'organisation et de protection de la société. Au contraire, elle les
amoindrirait terriblement en restreignant l'initiative à un petit nombre
et en donnant à ce petit nombre le droit de tout faire, sans pour autant
leur donner le don de tout savoir, naturellement, ce qui n'est
pas en son pouvoir.
Et, de fait, si vous enlevez de la législation et de ce
qui est l'oeuvre d'un gouvernement tout ce qui est destiné à défendre
les privilégiés et qui représente la volonté de ces mêmes privilégiés,
que reste-t-il sinon le résultat de l'activité de tous ? Comme disait
Sismondi, " L'Etat est toujours un pouvoir conservateur qui
authentifie, régularise, organise les conquêtes du progrès (et
l'Histoire montre encore qu'il les dirige à son propre profit et au
profit de la classe privilégiée - note de Malatesta) mais ne
les inaugure jamais. Elles ont toujours leur origine dans le bas. Elles
naissent dans le fond de la société, de la pensée individuelle, qui se
divulgue ensuite, devient opinion, majorité, mais doit toujours
rencontrer sur ses pas et combattre dans les pouvoirs constitués la
tradition, l'habitude, le privilège et l'erreur. "
Du reste, pour comprendre comment une société peut
vivre sans gouvernement, il suffit d'observer un peu en profondeur ce
qui se passe dans la société telle qu'elle est aujourd'hui. On y verra
qu'en réalité la plus grande partie, la partie essentielle de la vie
sociale s'accomplit même aujourd'hui en dehors de l'intervention du
gouvernement ; que le gouvernement n'intervient que pour exploiter les
masses et défendre les privilégiés et que, pour le reste, il ne fait
qu'entériner, bien inutilement, tout ce qui se fait sans lui, et souvent
malgré lui et contre lui. Les hommes travaillent, procèdent aux
échanges, étudient, voyagent, suivent comme ils l'entendent les règles
de la morale et de l'hygiène, profitent des progrès de la science et de
l'art, entretiennent entre eux une infinité de rapports, sans ressentir
le besoin que quiconque leur impose la façon de se conduire. Au
contraire, c'est précisément là où il n'y a pas ingérence du
gouvernement que les choses vont le mieux, qu'elles prêtent le moins à
contestation et qu'elles s'arrangent, par la volonté de tous, de façon à
ce que tous y trouvent leur utilité et leur plaisir.
Le gouvernement n'est pas davantage nécessaire aux
grandes entreprises ni aux services publics qui requièrent le concours
régulier d'un grand nombre de personnes de pays et de condition
différents. Des milliers de ces entreprises sont, aujourd'hui même, le
fait d'associations privées librement constituées et, de l'aveu même de
tous, ce sont celles qui réussissent le mieux. Sans parler des
associations de capitalistes ; bien qu'organisées dans le but
d'exploiter, elles démontrent assez combien la libre association est
possible et puissante, et comment elle peut aller jusqu'à concerner des
gens de tous les pays et des intérêts aussi innombrables que variés.
Parlons plutôt de ces associations qui s'inspirent de l'amour pour les
autres, nos semblables, ou de la passion de la science, ou encore du
désir simplement de se divertir ou de se faire applaudir : ce sont elles
qui préfigurent le mieux ce que seront les groupements dans une société
où la propriété individuelle ayant été abolie et où la lutte intestine
entre les hommes n'existant plus, chacun trouvera son intérêt dans
l'intérêt de tous et sa plus grande satisfaction à faire le bien et à
faire plaisir aux autres. Les sociétés et les congrès scientifiques,
l'Association Internationale de Sauvetage, l'association de la
Croix-Rouge, les sociétés géographiques, les organisations ouvrières,
les corps de volontaires qui organisent rapidement les secours dans les
grandes catastrophes publiques, voilà quelques exemples, entre des
milliers d'autres, de cette puissance de l'esprit d'association, lequel
se manifeste toujours lorsqu'il s'agit d'un besoin ou d'une passion
réellement ressenti et que les moyens ne manquent pas. Si l'association
volontaire ne recouvre pas le monde entier et si elle n'embrasse pas
toutes les branches de l'activité matérielle et morale, c'est à cause
des obstacles qu'y mettent les gouvernements, à cause des antagonismes
que crée la propriété privée, à cause de cette impuissance et de cet
avilissement auxquels l'accaparement des richesses par un petit nombre
réduit la grande majorité des hommes.
Le gouvernement se charge, par exemple, du service des
postes, des chemins de fer, etc. Mais en quoi aide-t-il réellement au
bon fonctionnement de ces services ? Quand le peuple est mis en mesure
d'en bénéficier et qu'il ressent le besoin des services en question, il
pense à les organiser et les techniciens n'ont pas besoin d'un brevet du
gouvernement pour se mettre au travail. Et plus le besoin est général et
urgent, plus il y aura de volontaires pour s'en occuper. Si le peuple
avait la possibilité de penser lui-même à la production et à
l'alimentation, n'ayez aucune crainte ! , il ne se laisserait pas mourir
de faim en attendant qu'un gouvernement ait fait des lois là-dessus.
S'il devait y avoir un gouvernement, là encore il serait tout simplement
obligé d'attendre que le peuple ait tout organisé pour venir ensuite,
avec ses lois, entériner et exploiter ce qui a déjà été fait. Il est
démontré que le grand moteur de toutes les activités, c'est l'intérêt
personnel : eh bien, quand l'intérêt de tous sera l'intérêt de chacun
(et il le sera nécessairement si la propriété individuelle n'existe
pas), tous agiront et ce qui se fait aujourd'hui bien que n'intéressant
qu'un petit nombre se fera d'autant plus et d'autant mieux que tous
seront concernés. Si bien qu'on a peine à comprendre pourquoi certains
croient que le bon fonctionnement des services publics indispensables à
la vie sociale sera mieux assuré s'il se fait sous les ordres d'un
gouvernement, plutôt que directement par les travailleurs ayant, par
libre choix personnel ou sur la base d'accords pris avec d'autres,
choisi ce genre de travail et l'exécutant sous le contrôle immédiat de
tous les intéressés.
Il ne fait aucun doute que, pour tout grand travail
collectif, il faut une division du travail, une direction technique, une
administration, etc. Mais les autoritaires jouent vraiment un peu trop
sur les mots quand ils voient dans la nécessité bien réelle d'organiser
le travail la raison d'être du gouvernement. Le gouvernement - il est
bon de le répéter - c'est l'ensemble des individus qui ont reçu ou qui
se sont donnés le droit et les moyens de faire les lois et de forcer les
gens à obéir ; l'administrateur, l'ingénieur, etc., sont au contraire
des hommes qui sont chargés de faire un certain travail ou qui
s'engagent à le faire et qui le font. Gouvernement, cela veut dire
délégation du pouvoir, c'est-à-dire abdication de l'initiative et de la
souveraineté de tous dans les mains d'un petit nombre ; administration,
cela veut dire délégation de travail, c'est-à-dire charge qui a été
donnée et acceptée, échange libre de services fondé sur des accords
libres. Le gouvernement est un privilégié : il a le droit de commander
aux autres et de se servir des forces des autres pour faire triompher
ses propres idées et ses propres désirs particuliers ; l'administrateur,
le directeur technique, etc., sont des travailleurs comme les autres
quand il s'agit, bien sûr, d'une société où tous ont des moyens égaux de
se développer, ou tous sont ou peuvent être en même temps des
travailleurs intellectuels et des travailleurs manuels, où les seules
différences qui subsistent entre les hommes sont celles qui découlent de
la diversité naturelle des aptitudes et où tous les genres de travail et
de fonction donnent un droit égal à jouir des avantages sociaux. Il ne
faut pas confondre le rôle qui est celui du gouvernement et le rôle
d'administration des choses : ils sont fondamentalement différents et
si, aujourd'hui, ils se trouvent souvent confondus, c'est à cause du
privilège économique et politique.
____________
Venons-en immédiatement à ces rôles du gouvernement qui
font que tous ceux qui ne sont pas anarchistes l'estiment vraiment
indispensable : assurer la défense interne et externe d'une société,
autrement dit la guerre, la police et la
justice.
Quand les gouvernements seront abolis et que la
richesse sociale sera mise à la disposition de tous, tous les
antagonismes entre les différents peuples disparaîtront rapidement et la
guerre n'aura plus de raison d'être. Ajoutons que le monde étant ce
qu'il est aujourd'hui, si la révolution se fait et qu'elle n'éveille pas
un écho immédiat, elle suscitera certainement partout assez de sympathie
pour qu'aucun gouvernement étranger à ce pays n'ose faire marcher ses
troupes contre elle, au risque de se retrouver avec une révolution chez
lui. Admettons cependant que les gouvernements de pays non encore
émancipés veuillent et puissent tenter de rejeter dans l'esclavage un
peuple libre : est-ce que ce peuple libre aura besoin d'un gouvernement
pour le défendre ? Pour faire la guerre il faut des hommes qui aient les
connaissances géographiques et techniques nécessaires et, surtout, des
masses qui veuillent se battre. Un gouvernement ne peut ni augmenter les
capacités des premiers, ni la volonté et le courage des autres.
L'expérience historique montre qu'un peuple qui veut vraiment défendre
son propre pays est invincible ; et en Italie, tout le monde sait bien
comment, devant les corps de volontaires (formation anarchiste), des
trônes se sont écroulés et les armées régulières, composées d'hommes
enrôlés de force ou soudoyés, s'évanouissent.
Et la police ? Et la justice ?
Beaucoup s'imaginent que s'il n'y avait pas de carabiniers, de
policiers, de juges, chacun serait libre de tuer, de violer, de nuire
aux autres, à sa fantaisie ; et ils s'imaginent aussi que, au nom de
leurs principes, les anarchistes voudraient voir respecter cette étrange
liberté qui viole et détruit la liberté et la vie des autres. Ils vont
presque jusqu'à s'imaginer qu'une fois abattus le gouvernement et la
propriété individuelle, nous les laisserons tranquillement se
reconstituer, l'un comme l'autre, pour respecter la liberté de
ceux qui ressentiraient le besoin d'être des gouvernants et des
propriétaires. Bizarre façon, vraiment, de comprendre nos idées!... Il
est vrai que cela permet plus facilement de s'épargner la peine de les
réfuter : un haussement d'épaules y suffit.
La liberté que nous voulons, pour nous et pour les
autres, ce n'est pas la liberté absolue, abstraite, métaphysique qui,
dans la pratique, se traduit fatalement par l'oppression du plus faible.
C'est la liberté réelle, la liberté qui est possible : celle qui est la
communauté consciente des intérêts, la solidarité volontaire. Si nous
proclamons cette maxime : FAIS CE QUE TU VEUX, et si nous résumons en
elle tout notre programme, c'est parce que nous estimons que, dans une
société harmonique, une société sans gouvernement et sans propriété,
chacun VOUDRA CE QU'IL DEVRA VOULOIR, ce n'est pas très difficile
à comprendre.
Mais si jamais quelqu'un voulait nous faire du mal et
faire du mal aux autres, que ce soit à cause de l'éducation qu'il a
reçue dans la société actuelle, à cause de problèmes de santé, ou pour
toute autre raison, on peut être certain que nous ferions tout pour l'en
empêcher, par tous les moyens dont nous disposerions. Nous savons fort
bien que l'homme est la conséquence de son propre organisme et du milieu
cosmique et social dans lequel il vit ; nous ne confondons pas le droit
sacré de se défendre et le prétendu droit de punir qui est absurde ;
dans le délinquant, c'est-à-dire dans celui qui commet des actes
antisociaux, nous ne verrions pas l'esclave révolté, comme le fait le
juge aujourd'hui, mais un frère malade ayant besoin de soins. De la même
façon, nous ne mettrions aucune haine dans la répression, nous nous
efforcerions de ne pas outrepasser la nécessité qu'il y aurait à se
défendre et nous ne penserions pas à nous venger mais à soigner, à aider
le malheureux par tous les moyens que la science pourrait nous offrir.
De toute façon, quoi qu'en penseraient les anarchistes auxquels il peut
arriver, comme à tous les théoriciens, de perdre de vue la réalité pour
courir droit vers un semblant de logique, il est certain que le peuple
entendrait bien ne pas laisser attenter impunément à son bien-être ni à
sa liberté et que, si la nécessité s'en faisait sentir, il s'occuperait
lui-même de se défendre contre les tendances antisociales de certains.
Mais pour cela, à quoi bon des gens qui font métier de faire les lois
?
A quoi bon aussi ceux qui recherchent et inventent des
contrevenants aux lois parce que cela leur permet de vivre ? Le peuple
arrive toujours à empêcher ce que vraiment il réprouve et estime nocif,
mieux que tous les législateurs, sbires et juges de métier. Quand dans
les insurrections, le peuple a voulu faire respecter la propriété privée
- bien à tort -, il l'a fait respecter mieux que n'aurait pu le faire
toute une armée de policiers.
Les coutumes suivent toujours les besoins et les
sentiments de l'ensemble des gens ; et elles sont d'autant plus
respectées qu'elles sont moins soumises à l'approbation des lois, parce
qu'alors tous en voient et en comprennent l'utilité et que les
intéressés, ne se faisant aucune illusion sur la protection que peut
apporter le gouvernement, pensent eux-mêmes à les faire respecter. Pour
une caravane qui traverse les déserts d'Afrique, économiser l'eau est
une question de vie ou de mort : l'eau devient, dans ce cas, quelque
chose de sacré, et personne ne se permet de la gaspiller. Le secret est
nécessaire aux conspirateurs : il est gardé, ou celui qui le viole est
frappé d'infamie. Les dettes de jeu ne sont pas garanties par la loi :
celui qui ne les paie pas est considéré par les autres joueurs et se
considère lui-même comme déshonoré.
Est-ce que par hasard ce serait à cause des gendarmes
qu'on ne tue pas plus que ce n'est le cas ? La plus grande partie des
communes, en Italie, ne voient les gendarmes que de loin en loin ; des
millions d'hommes vont par monts et par vaux, loin de l'oeil tutélaire
de l'autorité, de sorte qu'on pourrait les attaquer sans courir le
moindre risque d'être châtié : ils n'en sont pas pour autant moins en
sécurité que ceux qui vivent dans des centres plus surveillés. La
statistique montre que le nombre des délits accuse à peine l'effet des
mesures de répression alors qu'il se modifie rapidement si les
conditions économiques et l'état de l'opinion publique se modifient.
Du reste, les lois qui punissent ne concernent que les
faits qui sortent de l'ordinaire, les faits exceptionnels. La vie
quotidienne, elle, se déroule hors de la portée du code pénal ; ce qui
la régit, presque sans qu'elle en ait conscience, par accord tacite et
volontaire de tous, c'est un grand nombre d'us et coutumes, bien plus
importants pour la vie sociale que les articles du code pénal et mieux
respectés, quoique complètement exempts de toute sanction autre que
cette sanction naturelle : le manque d'estime qu'encourent ceux qui
violent ces us et coutumes et les conséquences
qu'entraîne, pour eux, ce manque d'estime.
Et en cas de contestations, l'arbitrage volontairement
accepté, ou la pression de l'opinion publique, ne serait-ce pas là un
moyen plus apte à donner raison à celui qui a effectivement raison
plutôt qu'une magistrature irresponsable ayant le droit de juger tout et
tout le monde, et nécessairement incompétente donc injuste ?
De même que le gouvernement ne sert en général qu'à
protéger les classes privilégiées, de même la police et la magistrature
ne servent qu'à réprimer ces délits que le peuple ne considère pas comme
des délits : ceux qui heurtent les privilèges du gouvernement et des
propriétaires. Pour une véritable défense sociale, pour défendre le
bien-être et la liberté de tous, rien n'est plus pernicieux que
l'existence de ces classes que le prétexte de défendre tout le monde
fait vivre, qui s'habituent à voir en tout un chacun un gibier à mettre
en cage et qui vous frappent sans savoir pourquoi, sur l'ordre d'un
chef, comme des tueurs à gages inconscients.
***
Certains nous disent : Soit ; l'anarchie est peut-être
bien une forme parfaite de vie en commun, mais nous, nous ne voulons pas
nous lancer à l'aveuglette. Alors dîtes-nous en détail comment
sera organisée votre société. Et les voilà qui posent toute une série de
questions, très intéressantes s'il s'agit d'étudier les problèmes qui se
poseront forcément dans une société émancipée, mais inutiles, absurdes
ou ridicules si on prétend en obtenir de nous une solution définitive.
Quelles seront les méthodes pour éduquer les enfants ? Comment sera
organisée la production ? Y aura-t-il encore des grandes villes ou la
population sera-t-elle également répartie sur toute la surface du globe
? Et si tous les habitants de la Sibérie voulaient aller passer l'hiver
à Nice ? Et si tout le monde voulait manger des perdrix et boire du
Chianti ? Qui fera le métier de mineur, et celui de marin ? Qui videra
les fosses d'aisance ? Les malades seront-ils soignés à leur domicile ou
à l'hôpital ? Qui fixera les horaires de chemin de fer ? Qu'est-ce qui
se passera si le mécanicien est pris de colique quand le train roule
?... Et tout à l'avenant : on attend de nous que nous possédions toute
la science et l'expérience de ce qui se passera dans l'avenir et qu'au
nom de l'anarchie, nous prescrivions aux hommes à venir à quelle heure
ils doivent aller au lit et quels jours ils doivent se couper les cors
aux pieds !
Si à toutes ces questions, ou à celles d'entre elles du
moins qui sont réellement sérieuses et importantes, ceux qui nous lisent
attendent vraiment de nous une réponse qui soit plus que notre opinion
personnelle du moment, cela veut dire que nous avons manqué notre but,
qui est de leur expliquer ce qu'est l'anarchie.
Nous ne sommes pas plus prophètes que les autres
; et si jamais nous avions la prétention de donner une solution
officielle à tous les problèmes qui se présenteront dans la vie de la
société future, ce serait une façon vraiment étrange de comprendre
l'abolition du gouvernement. Ce serait nous déclarer gouvernement et
prescrire un code universel pour les hommes actuels et à venir, à la
façon des législateurs de la religion.
Heureusement, nous n'aurions ni bûchers ni prisons pour
imposer notre Bible, et l'humanité pourrait, en toute impunité, rire de
nous et de nos prétentions !
Nous nous préoccupons beaucoup de tous les problèmes de
la vie sociale, par intérêt pour la science et parce que nous comptons
bien voir l'anarchie réalisée et concourir comme nous le pourrons à
l'organisation de la société nouvelle. Nous avons donc nos solutions
qui, selon les cas, nous semblent définitives ou provisoires, et nous en
parlerions un peu si le manque d'espace ne nous l'interdisait pas. Mais
le fait que nous pensions telle ou telle chose sur tel ou tel problème,
à tel ou tel moment, en fonction des données que nous avons aujourd'hui,
ne veut nullement dire que c'est ainsi que cela se fera dans l'avenir.
Qui peut prévoir quelles activités prendront leur essor quand l'humanité
se sera affranchie de la misère et de l'oppression ? Quand il n'y aura
plus ni esclaves ni patrons et que la lutte contre les autres, avec les
haines et les rancoeurs qui en découlent, ne sera plus une nécessité de
la vie ? Qui peut prévoir les progrès de la science, les moyens nouveaux
de production, de communication, etc.?
L'essentiel, c'est de constituer une société dans
laquelle l'exploitation et la domination de l'homme par l'homme soient
impossibles, où tous aient la libre disposition des moyens d'existence,
de développement et de travail, où tous puissent concourir à
l'organisation de la vie sociale comme ils l'entendent et comme ils le
peuvent. Dans une telle société, tout sera nécessairement fait de façon
à satisfaire au mieux les besoins de tous, étant donné les connaissances
et les possibilités du moment ; et à mesure que les connaissances et les
moyens augmenteront, tout se modifiera pour devenir meilleur encore.
Un programme qui touche aux bases mêmes de
l'organisation sociale ne peut, au fond, qu'indiquer une méthode. Et
c'est la méthode qui différencie avant tout les partis et qui décide de
leur importance historique. Si on met à part la méthode, tous les partis
disent vouloir le bien des hommes et beaucoup le veulent effectivement ;
les partis disparaissent et, avec eux, toute action organisée et
orientée vers un but déterminé. Il faut donc avant tout considérer
l'anarchie comme une méthode.
On peut réduire à deux types les méthodes dont les
partis non anarchistes attendent ou disent attendre le plus grand bien
de chacun et de tous : la méthode autoritaire et la méthode prétendument
libérale. La première confie à un petit nombre la direction de la vie
sociale et aboutit à l'exploitation et à l'oppression de la masse par un
petit nombre. La seconde s'en remet à la libre initiative des individus
et proclame sinon l'abolition, du moins la limitation au minimum
possible des attributions du gouvernement ; mais comme elle respecte la
propriété individuelle et qu'elle repose entièrement sur le principe du
chacun pour soi et donc de la rivalité entre les hommes, sa liberté
n'est autre que la liberté des plus forts, des propriétaires : la
liberté d'exploiter et d'opprimer les fiables, ceux qui n'ont rien, loin
de produire l'harmonie, elle tend à creuser toujours plus la distance
entre les riches et les pauvres et elle aboutit, elle aussi, à
l'exploitation et à la domination, c'est-à-dire à l'autorité. Cette
seconde méthode, c'est-à-dire le libéralisme, est en théorie une sorte
d'anarchie sans socialisme ; c'est pourquoi elle n'est que mensonge, car
la liberté n'est pas possible sans l'égalité et la véritable anarchie ne
peut pas exister en dehors de la solidarité, en dehors du socialisme.
Toute la critique que les libéraux font du gouvernement se limite à
vouloir lui enlever un certain nombre d'attributions et à appeler les
capitalistes à se les disputer. Elle ne peut pas attaquer le rôle
répressif qui est l'essence même du gouvernement parce que, sans le
gendarme, le propriétaire ne pourrait pas exister ; la capacité de
réprimer du gouvernement doit même être continuellement augmentée, à
mesure que la libre concurrence fait que la dysharmonie et l'inégalité
augmentent.
La méthode des anarchistes est une méthode nouvelle :
la libre initiative de tous et le libre accord après que la propriété
individuelle ayant été révolutionnairement abolie, tous auront été
également mis en mesure de disposer des richesses sociales. Cette
méthode, qui ne laisse aucune chance à la propriété individuelle de se
reconstituer, doit conduire au triomphe total du principe de solidarité,
par la voie de la libre association.
Si on considère les choses ainsi, on voit que tous les
problèmes qui sont mis en avant pour combattre les idées anarchistes
apportent, au contraire, des arguments en faveur de l'anarchie, parce
que c'est l'anarchie seule qui indique par quelle voie peuvent être
trouvée expérimentalement les solutions qui répondent le mieux aux
préceptes de la science et aux besoins et sentiments de tous.
Comment éduquera-t-on les enfants ? Nous ne le savons
pas. Et après ? Les parents, les pédagogues et tous ceux qui
s'intéressent au sort des nouvelles générations se réuniront,
discuteront, seront d'accord ou d'avis très différents, et ils mettront
en pratique les méthodes qu'ils croiront être les meilleures. Et, par la
pratique, la méthode qui est effectivement la meilleure finira par
triompher.
Et il en sera de même pour tous les problèmes qui se poseront.
***
Il résulte de tout ce que nous avons dit jusqu'ici que
telle que l'entend le parti anarchiste - et elle ne peut être entendue
autrement - l'anarchie est basée sur le socialisme. S'il n'y avait pas
ces écoles socialistes qui scindent artificiellement l'unité naturelle
de la question sociale et n'en prennent en considération qu'une partie
séparée de l'ensemble ; s'il n'y avait pas toutes ces équivoques qui
sont là pour tenter de rendre plus difficile la voie à la révolution
sociale, nous pourrions même dire d'emblée que l'anarchie est synonyme
de socialisme, les deux signifiant l'abolition de la domination et de
l'exploitation de l'homme par l'homme, que cette domination et cette
exploitation soient rendues possibles par la force des baïonnettes ou
par l'accaparement des moyens d'existence.
Tout comme le socialisme, l'anarchie a pour base, pour
point de départ l'égalité des conditions, qui est son milieu
nécessaire ; son phare est la solidarité et sa méthode la
liberté. Elle n'est pas la perfection ; elle n'est pas l'idéal
absolu qui s'éloigne au fur et à mesure qu'on s'en approche, comme
l'horizon : elle est la voie ouverte à tous les progrès, à tous les
perfectionnements, réalisés dans l'intérêt de tous.
***
L'anarchie est le seul mode de vie en commun qui laisse
ouverte la voie pour atteindre le plus grand bien possible des hommes,
car elle seule détruit toute classe intéressée à maintenir la masse dans
l'oppression et la misère. L'anarchie est possible, car elle ne fait en
réalité que débarrasser l'humanité d'un obstacle, le gouvernement,
contre lequel il lui a fallu sans cesse lutter pour poursuivre son
chemin difficile et pour avancer. Ceci étant bien établi, les
autoritaires sont poussés dans leurs derniers retranchements ; et là,
ils reçoivent les renforts d'un bon nombre de ceux qui, bien qu'étant de
chauds partisans de la liberté et de la justice, ont peur de la
liberté et ne savent pas se décider à imaginer une humanité qui vivrait
et irait son chemin sans tuteurs ni bergers ; et ceux-là, harcelés par
la vérité, demandent piteusement que la chose soit remise à plus tard,
le plus tard possible.
Voilà l'essentiel des arguments qu'on nous oppose, à ce
stade de la discussion.
C'est sans doute un très bel idéal que cette société
sans gouvernement, qui se régit sur la base de la coopération libre et
volontaire, qui s'en remet en tout à l'action spontanée des intéressés
et qui est tout entière fondée sur la solidarité et l'amour ; mais comme
tous les idéaux, c'est un idéal qui reste dans les nuages. L'humanité
que nous connaissons, nous, a toujours vécu divisée en opprimés et en
oppresseurs ; et si ces derniers sont pleins de l'esprit de domination
et ont tous les vices des tyrans, les opprimés sont rompus au servilisme
et ils ont tous les vices que produit l'esclavage, et qui sont encore
pires. Le sentiment de la solidarité est loin d'être dominant chez les
hommes d'aujourd'hui, et s'il est vrai que les hommes sont et deviennent
toujours plus solidaires les uns des autres, il n'en reste pas moins
vrai que ce qui se voit le plus et ce qui laisse l'empreinte la plus
profonde sur le caractère des hommes, c'est la lutte pour l'existence
que chacun mène quotidiennement contre tous, c'est la rivalité qui
harcèle tout le monde, ouvriers et patrons, et qui fait que l'homme est
un loup pour l'homme. Elevés dans une société basée sur l'antagonisme
des classes et des individus, comment les hommes pourraient-ils donc se
transformer d'un seul coup et devenir capables de vivre dans une société
où chacun fera ce qu'il voudra et devra vouloir le bien des autres, sans
coercition externe, sous la seule impulsion de sa propre nature ? Où
trouverez-vous le courage, le bon sens de confier le sort de la
révolution, le sort de l'humanité à une populace ignorante, anémiée par
la misère, abrutie par le prêtre, qui peut être aujourd'hui férocement
sanguinaire et se fera demain grossièrement berner par un petit malin ou
s'écrasera servilement sous la botte du premier militaire qui osera
parler en maître ? Ne sera-t-il pas plus prudent de se rapprocher de
l'idéal anarchiste en passant par l'étape d'une république démocratique
ou socialiste ? Ne faudra-t-il pas un gouvernement composé des meilleurs
pour éduquer, pour préparer les générations à leurs destinées futures
?
Si nous avions réussi à faire comprendre à ceux qui
nous lisent tout ce que nous avons dit jusque là et à le leur faire
accepter, ces objections-là non plus n'auraient aucune raison d'être,
mais, quoi qu'il en soit, il est bon d'y répondre, même au risque de
nous répéter.
Nous nous trouvons toujours confrontés à ce préjugé :
le gouvernement est une force nouvelle, issue on ne sait d'où, qui
ajoute par lui-même quelque chose à la somme des forces et des capacités
de ceux qui le composent et de ceux qui lui obéissent. Mais c'est tout
le contraire ; tout ce qui se fait au sein de l'humanité, ce sont les
hommes qui le font ; et le gouvernement, lui, en tant que gouvernement,
n'apporte qu'une seule chose qui soit sienne : sa tendance à faire de
tout un monopole en faveur d'un certain parti et d'une certaine classe,
et à résister à toute initiative qui naît en dehors de sa coterie.
Abolir l'autorité, abolir le gouvernement, cela ne veut
pas dire détruire les forces individuelles et collectives qui agissent
au sein de l'humanité, ni détruire les influences que les hommes
exercent mutuellement les uns sur les autres : cela, ce serait réduire
l'humanité à l'état d'une masse d'atomes coupés les uns des autres et
inertes, ce qui est impossible et serait, si jamais c'était possible, la
destruction de toute société, la mort de l'humanité. Abolir l'autorité,
cela veut dire abolir le monopole de la force et de l'influence; abolir
cet état de choses qui fait de la force sociale, autrement dit la force
de tous, un instrument de la pensée, de la volonté, des intérêts d'un
petit nombre d'individus qui, en utilisant la force de tous, suppriment
la liberté de chacun à leur propre avantage et à l'avantage de leurs
idées ; cela veut dire détruire un mode d'organisation sociale qui fait
que, entre deux révolutions, l'avenir est accaparé au profit de ceux qui
ont été les vainqueurs d'un moment.
Michel Bakounine écrivait en 1872 que les grands moyens
d'action de l'Internationale étaient la propagande de ses idées
et l'organisation de l'action naturelle de ses membres sur les masses,
et il ajoutait : "A quiconque prétendrait qu'une action ainsi
organisée serait un attentat contre la liberté des masses, une tentative
de créer un nouveau pouvoir autoritaire, nous répondrons qu'il n'est
qu'un sophiste et un sot. Tant pis pour ceux qui ignorent les lois
naturelles et sociales de la solidarité humaine au point d'imaginer
qu'une absolue indépendance mutuelle des individus et des masses soit
une chose possible ou, au moins, durable.
"La désirer signifie vouloir la destruction de la
société, puisque la vie sociale n'est autre chose que cette dépendance
mutuelle, continuelle, des individus et des masses.
" Tous les individus, fussent-ils, les plus
intelligents et les plus forts, bien plus, surtout s'ils sont les plus
intelligents et les plus forts, en sont à chaque instant les producteurs
et les produits. La liberté même de chaque individu n'est que la
résultante, reproduite continuellement, de cette masse d'influences
matérielles et morales exercée sur lui par tous les individus qui
l'entourent, par la société au milieu de laquelle il naît, se développe
et meurt. Vouloir échapper à cette influence au moyen d'une liberté
transcendante, divine, absolument égoïste et suffisante à elle-même, est
la tendance au non-être ; vouloir renoncer à l'exercer sur les autres
signifie renoncer à toute action sociale, à l'expression même de ses
pensées et de ses sentiments et se résout aussi dans le non-être. Cette
indépendance tant louée par les idéalistes et les métaphysiciens et la
liberté individuelle conçue en ce sens sont donc le néant.
"Dans la nature comme dans la société humaine, qui
n'est autre chose que celle même nature, tout ce qui vit ne vit qu'à la
condition suprême d'intervenir, de la manière la plus positive et aussi
puissamment que sa nature le comporte, dans la vie des autres.
L'abolition de cette influence mutuelle serait la mort, et quand nous
revendiquons la liberté des masses, nous ne prétendons abolir aucune des
influences naturelles que les individus ou les groupes d'individus
exercent sur elles : ce que nous voulons, c'est l'abolition des
influences artificielles, privilégiées, légales, officielles. "
Il est bien certain que dans l'état actuel de
l'humanité où la grande majorité des hommes, opprimée par la misère et
abrutie par la superstition, vit dans l'avilissement le plus complet, le
sort de l'humanité dépend de l'action d'un nombre relativement restreint
d'individus. Il est bien certain qu'on ne pourra pas du jour au
lendemain faire en sorte que tous les hommes s'élèvent au point de
sentir qu'il est de leur devoir d'agir en tout de façon à ce qu'il en
découle pour les autres le plus grand bien possible, et d'y trouver leur
plaisir. Mais si les forces pensantes et dirigeantes de l'humanité sont
rares aujourd'hui, ce n'est pas une raison pour en paralyser encore une
partie, ni pour en soumettre un grand nombre à un petit nombre d'entre
elles. Ce n'est pas une raison pour organiser la société de façon à ce
que les forces les plus vives et les capacités les plus réelles se
retrouvent finalement en dehors du gouvernement et, pour ainsi dire,
privées d'influence sur la vie sociale, à cause de l'inertie qu'entraîne
le fait d'avoir une situation assurée, à cause de l'hérédité, du
protectionnisme, de l'esprit de corps, et à cause de toute la mécanique
gouvernementale. Quant à celles qui parviennent au gouvernement, se
retrouvant coupées de leur propre milieu et intéressées avant tout autre
chose à rester au pouvoir, elles perdent toute puissance d'action et ne
servent qu'à faire obstacle aux autres.
Abolissez cette puissance négative qu'est le
gouvernement et la société sera ce qu'elle pourra être étant donné les
forces et les possibilités du moment, mais elle le sera pleinement.
S'il y a des hommes instruits et désireux de répandre l'instruction,
ils organiseront les écoles et s'efforceront de faire voir l'utilité et
le plaisir qu'il y a à s'instruire. Et si ces hommes n'existaient pas,
ou s'ils étaient peu nombreux, ce n'est pas un gouvernement qui pourrait
les créer ; il ne pourrait que faire ce qu'il fait effectivement
aujourd'hui : prendre ces hommes, les enlever à leur travail fécond, les
mettre à rédiger des règlements que la police doit imposer, et
d'enseignants intelligents et passionnés, en faire des hommes
politiques, autrement dit des parasites inutiles, dont le seul souci
est d'imposer leurs propres lubies et de se maintenir au pouvoir.
S'il y a des médecins et des hygiénistes, ils
organiseront les services de la santé. Et s'il n'y en avait pas, ce
n'est pas un gouvernement qui pourrait les créer : tout ce qu'il
pourrait faire, c'est d'enlever tout crédit à ceux qui existent, étant
donné les soupçons, bien trop justifiés, que le peuple nourrit contre
tout ce qui lui est imposé, et les faire massacrer comme empoisonneurs
quand ils iraient soigner le choléra.
S'il y a des ingénieurs, des mécaniciens, etc., ils
organiseront les chemins de fer. Et s'il n'y en avait pas, là encore, ce
n'est pas un gouvernement qui pourrait les créer.
En abolissant le gouvernement et la propriété
individuelle, la révolution ne créera pas de forces qui n'existent pas.
Mais elle laissera à toutes les forces et à toutes les capacités qui
existent le champ libre pour se déployer ; elle détruira toute classe
intéressée à maintenir les masses dans l'abrutissement ; et elle fera en
sorte que chacun pourra agir et avoir une influence en proportion de ses
capacités et conformément à ses passions et à ses intérêts.
Par ailleurs, si l'on veut un gouvernement qui ait pour
tâche d'éduquer les masses et de les conduire à l'anarchie, il faut
encore indiquer quelle sera l'origine d'un tel gouvernement et comment
il sera formé.
Est-ce que ce sera la dictature des meilleurs ? Mais
qui sont les meilleurs ? Et qui leur reconnaîtra cette qualité ? La
majorité est d'ordinaire attachée à de vieux préjugés ; ses idées et ses
instincts sont déjà dépassés par une minorité plus favorisée. Mais parmi
ces milliers de minorités qui croient toutes avoir raison, et peuvent
toutes avoir raison en partie, qui choisira, et sur quel critère, pour
remettre la force sociale à la disposition de l'une d'entre elles, alors
que seul l'avenir peut décider entre les parties qui s'affrontent ?
Prenez cent partisans intelligents de la dictature et vous découvrirez
que chacun d'entre eux pense qu'il devrait être, sinon le dictateur ou
l'un des dictateurs, du moins très proche d'eux. Les dictateurs seraient
donc ceux qui réussiraient à s'imposer par une voie ou par une autre ;
et par les temps qui courent, on peut être absolument certain que toutes
leurs forces seraient employées à se défendre des attaques de leurs
adversaires et qu'ils oublieraient toute velléité d'éduquer, s'ils n'en
avaient jamais eu.
Est-ce que sera, au contraire, un gouvernement élu au
suffrage universel et qui émanerait donc, de façon plus ou moins exacte,
des volontés de la majorité ? Mais si vous estimez ces braves électeurs
incapables de s'occuper eux-mêmes de leurs propres intérêts, comment
sauront-ils donc choisir les bergers qui doivent les guider ? Et comment
pourront-ils donc résoudre ce problème d'alchimie sociale : faire
jaillir l'élection d'un génie du vote d'une masse d'imbéciles ? Et que
deviendront les minorités qui sont la partie la plus intelligente, la
plus active, la plus avancée d'une société ?
***
Il n'y a qu'un moyen de résoudre le problème social au
bénéfice de tous : chasser révolutionnairement le gouvernement, chasser
révolutionnairement ceux qui détiennent la richesse sociale ; mettre
tout à la disposition de tous et laisser que toutes les forces, toutes
les capacités, toutes les bonnes volontés qui existent chez les hommes
agissent pour répondre aux besoins de tous.
Nous luttons pour l'anarchie et pour le socialisme
parce que nous pensons que l'anarchie et le socialisme doivent se
réaliser immédiatement ; autrement dit nous pensons que, dans l'acte
même de la révolution, il faut chasser le gouvernement, abolir la
propriété et confier tous les services publics - l'ensemble de la vie
sociale, dans ce cas-là - à l'action spontanée, libre, non officielle ni
autorisée de tous les intéressés et de tous les volontaires.
Il y aura certainement des difficultés et des
inconvénients ; mais ils trouveront leur solution et ils ne pourront la
trouver qu'anarchiquement, c'est-à-dire grâce à l'action directe des
intéressés et aux libres accords.
Nous ne savons pas si la prochaine révolution verra le
triomphe de l'anarchie et du socialisme ; mais ce qui est certain, c'est
que si des programmes prétendus de compromis devaient triompher, ce
serait parce que nous aurions été vaincus, cette fois, et non pas parce
que nous aurions cru utile de laisser en vie une partie de ce système
mauvais sous lequel l'humanité gémit.
Nous aurons en tout cas, sur les événements,
l'influence que nous donneront notre nombre, notre énergie, notre
intelligence et notre intransigeance. Même si nous devions être vaincus,
notre travail n'aura pas été inutile parce que plus nous aurons été
décidés à mettre en oeuvre l'ensemble de notre programme et moins il y
aura de propriété et de gouvernement dans la société nouvelle. Et nous
aurons fait un grand travail parce que le progrès humain se mesure
précisément en fonction de la diminution du gouvernement et de la
diminution de la propriété privée.
Et si aujourd'hui nous tombions sans renier notre
drapeau, nous pouvons être certains de la victoire pour demain.
E. Malatesta
Notes :
1 Le texte des différentes citations
de ce chapitre est tiré de la brochure L'Anarchie publiée à Paris
en 1969 par le groupe Golem (62 p., 18 cm. Postface de Luigi Fabbri).
2 En français dans le texte.