Parmi
les nombreuses équivoques qui subsistent sur l'anarchisme, la conception des
droits et des devoirs de l'individu, son rôle dans la société, son attitude
envers la collectivité est une de celles qui doivent être dissipées autant
qu'il est possible de le faire.
C'est, en effet,
une opinion trop généralisée que l'anarchisme est une philosophie
essentiellement individualiste. Il se peut que certaines attitudes
outrancières aient contribué à répandre cette interprétation. Mais la
mauvaise foi des socialistes autoritaires qui avaient intérêt à
discréditer notre socialisme libertaire y contribua bien davantage. Si,
publiquement, nos idées ont été déformées par quelques anormaux ou par
des amoraux, la calomnie systématique du marxisme a fait une oeuvre
destructrice beaucoup plus considérable. Elle continue à le faire.
C'est que, dès
les premiers moments, ce ne sont pas seulement les concepts d'autorité et de
liberté, de parlementarisme et d'action révolutionnaire ou de simples
questions tactiques qui ont opposé les socialistes anarchistes aux
socialistes autoritaires, implicite ou explicite, le désaccord était plus
profond. L'anarchisme était le développement, l'élargissement de
l'humanisme. Spirituellement et pratiquement il continuait l'oeuvre de la
Renaissance, il remontait au meilleur de la Grèce antique ; avant la
société il voyait l'homme ; avant les formes sociales, l'humanité. C'est
pourquoi la libre recherche expérimentale et scientifique, -- il n 'y a pas
de science sans investigation continuelle, sans possibilité dé rejet des
données insuffisantes ou erronées -- remplaçait pour lui le dogme de
l'autorité.
L'esprit du
socialisme autoritaire était au contraire, et même dès le début, tout
différent. Avant l'homme, il voyait la société non comme un ensemble
d'êtres vivants et sensibles, mais comme un mécanisme, une organisation.
Quand il parlait d'humanité, il donnait à ce mot un sens abstrait car il n'y
voyait pas les composants individuels. Et, quand il parlait de prolétariat,
il n'y voyait surtout que des bataillons de choc. Ce n'est pas sans raison que
les expressions " armées de paysans ", " armées de
travailleurs ", se trouvent dans les pauvres programmes d'avenir que les
grands théoriciens du matérialisme historique -- conception déshumanisée
de l'histoire -- rédigèrent jusqu'à la fin du 19ième siècle.
Dans la mesure
où l'on peut établir de grands parallèles dont la synthèse n 'exclut pas
les dissemblances de détail, on peut affirmer que l'esprit romain du
mécanisme administratif et juridique, ignorant l'homme au profit de la
société, se retrouve dans le socialisme autoritaire.
Ceux, parmi les
libéraux et les républicains classiques, qui, parce que nous défendions les
droits de l'individu, nous reprochaient notre « individualisme », étaient,
s 'ils avaient connu nos idées, bien mal venus pour le faire. Ils oubliaient
la fameuse déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont l'essentiel
se trouvait déjà dans la Constitution américaine et dont pratiquement les
principes étaient appliqués en Angleterre. Pourquoi donc, malgré les
insuffisances que nous connaissons, les constitutionnalistes français ont-ils
cru nécessaire de préciser ces droits de l'homme, sinon pour éviter que
l'organisation, la structure politique, juridique, économique de la
société, les institutions religieuses ou autres, ne piétinent les droits de
l'homme, de tous les hommes.
Pourtant, ces
constitutionnalistes, qui s'inspiraient de Locke et de l'Esprit des Lois,
n'ignoraient pas et ne cherchaient pas à nier la société. Mais ils
désiraient que la loi serve l'homme, et non que l'homme serve la loi.
Malheureusement,
des dogmes, des entités, des institutions, des forces naquirent ou
grandirent, qui devinrent dominantes et firent oublier les droits de l'homme,
même dans la mesure limitée où ils avaient été conçus. Ce fut d'abord la
Patrie, née d'un sentiment et d'une volonté d'union révolutionnaire bien
vite transformés en prétexte d'exploitation, d'oppression, de guerre et de
rapine ; l'État, soi-disant incarnation de la société, qui se superposait
à tous les individus isolément puis collectivement pris ; la nation,
adultération aggravée de la patrie primitive ; le respect de la propriété
qui dans la déclaration des droits de l'homme avait pour but d'empêcher les
seigneurs ou leurs continuateurs, et l'État lui-même, de piller,
d'exproprier sans vergogne ni réparation, ou de se livrer chez les paysans à
toutes les déprédations si chères aux privilégiés de l'ancien régime ;
la paix sociale, prétextée pour maintenir les classes et l'exploitation de
la majorité par la minorité enrichie ; la soumission à l'Église dans la
plupart des pays du monde ; ajoutons la famille, que sa structure autoritaire,
transformait le plus souvent en foyer d'injustice pour la femme et l'enfant,
et l'on comprendra que les droits de l'homme et du citoyen n 'étaient plus
qu'une glorieuse formule historique. Ce n 'était plus l'homme, ni même le
citoyen, qui comptait, c'était cet ensemble d'institutions, de croyances et
de tabous auxquels on sacrifiait l'immense majorité.
Cependant, en
soi, la formule était bonne, et le sera toujours.
Toute forme de
société, théoriquement heureuse, qui rend ses composants, ou la majorité
de ses composants, pratiquement malheureux, doit être rejetée. Et pour que
cette contradiction ne se produise plus, il faut, avant d'esquisser une forme
quelconque de société, et pendant qu'on élabore cette forme, tenir toujours
compte du bonheur des individus en même temps que du progrès de 1'espèce.
Théoriquement, les penseurs du libéralisme continuaient de défendre cette
thèse, mais ils étaient, à part le respect de la propriété individuelle
qui n 'avait plus pour but que défendre le droit des minorités possédantes
contre l'Etat et plus encore contre la révolution sociale, en contradiction
flagrante et permanente entre le principe affirmé et toutes les conséquences
des dogmes et des inégalités auxquels ils adhéraient.
*
En revenant aux
droits de l'homme individuellement pris et de tous les homme aussi pris
individuellement pour que la mystification ne soit plus possible, les
socialistes anarchistes ne faisaient rien de nouveau, comme ils ne faisaient
rien de nouveau, en réclamant l'égalité, la liberté, la fraternité. Ce
qui était inédit, c'étaient les moyens par lesquels ils prétendaient
arriver au triomphe véritable de ces principes. C'était aussi leurs
justifications.
Pour juger de la
société, ce n'est pas que sur des descriptions généralisées, des
statistiques globales, des études limitées aux couches sociales les plus
voyantes, ou à certains aspects de la vie qu'ils acceptaient de s'arrêter.
Pour eux, il ne suffisait pas de dire qu'au cours du 19ième siècle, la
production industrielle et agricole ainsi que la richesse des nations
s'étaient développées prodigieusement. Il fallait aussi savoir si le sort
du paysan, de l'ouvrier, et de leur famille, s'était amélioré dans les
mêmes proportions.
Il ne suffisait
pas que les libertés nouvelles soient proclamées si, par l'étatisation
graduelle, de nouvelles restrictions à la liberté apparaissent.
Les droits de
l'homme, de tous les hommes, de toutes les femmes, de tous les enfants, ne
pouvaient triompher que dans une société où, d'abord, ils seraient égaux
pour tous, en théorie et en fait. C'est pourquoi Proudhon demandait, pour
chacun, le droit à la possession des moyens de subsistance, mitigé plus tard
par l'exploitation collective de ce qui exigeait le travail collectif. Il
demandait surtout l'établissement d'un régime où l'exploitation de l'homme
par l'homme serait bannie, où les crises économiques, nées d'un faux excès
de production, avec leur cortège de chômage et de misère, et qui niaient le
droit le plus fondamental de l'homme, le droit à la vie, auraient disparu.
Droit au travail,
droit au bonheur, droit à la vie que le développement de la société peut
assurer à chacun, droit à l'instruction, à la culture sous toutes ses
formes et à tous les degrés, droit à la liberté compatible avec les normes
imposées par les rapports individuels et sociaux. Est-ce de l'individualisme
? Non. C'est le respect de l'individualité, de toutes les individualités qui
composent l'humanité.
*
Loin d'être la
revendication des droits de l'individu contre la société -- et, en
conséquence, d'aboutir au chaos, à « l'anarchie », dans le sens
traditionnel d'un mot dont nos adversaires exploitent habilement le double
sens -- le socialisme anarchiste est une harmonieuse synthèse des droits et
des devoirs de l'individu et de la société. Il n'est pas une conception
inorganique de cette dernière, ou sa négation plaçant, historiquement et
nécessairement, l'individu au-dessus d'elle. Ceux qui ont fait et font de
semblables affirmations ont menti, ou mentent, ont ignoré ou ignorent, ce qu
'est l'anarchisme socialiste.
Le cas de
Bakounine en est une des preuves les plus éclatantes. Ceux qui en on fait, à
l'aide de quelques phrases célèbres, séparées du contexte, un monstre
apocalyptique de négation, taisent que la partie négative ne comporte qu 'un
dixième de ses écrits, et la partie constructive, philosophique, théorique,
doctrinaire, tactique, neuf dixièmes. Bakounine proclamait que tout travail,
même individuel, était le résultat des apports de toute la société et de
toutes les générations. Il demandait les Etats-Unis socialistes et
fédéralistes d'Europe, puis la fédération mondiales des peuples libérés.
Il faisait des unions et des fédérations d'unions de métiers ainsi que des
fédérations de communes, les bases de la société nouvelle. Il créait la
théorie constructive du mouvement syndical, que Sorel, Labriola, Griffuelhes,
Lagardelle, Panunzzio et autres théoriciens syndicalistes internationaux
devaient lui reprendre en l'étriquant et en la présentant comme originale.
Il écrivait des programmes d'action, d'organisation et de reconstruction
sociale dont son
Catéchisme Révolutionnaire que Kaminsky présente,
avec raison, comme le document fondateur de l'anarchisme révolutionnaire.
Chez lui, et chez
ses amis de la Première Internationale, le social primait l'individuel, car
ils avaient conscience qu 'en résolvant le problème social, tous les
individus seraient bénéficiaires de la transformation qui serait opérée.
Il en est de
même chez Kropotkine. Comme Bakounine, qui s'est appelé socialiste
révolutionnaire beaucoup plus qu 'anarchiste, Kropotkine était, avant tout,
un constructeur. Dans ses premiers écrits, il s 'appelait lui aussi,
fréquemment, socialiste révolutionnaire. Quand il adhéra au noyau
bakouniniste de la Première Internationale, celui-ci était en sa majorité
collectiviste, mais de grandes discussions agitaient nos camarades parmi
lesquels les partisans du communisme anarchiste critiquaient l'insuffisance
éthique et les contradictions pratiques du principe collectiviste.
Auparavant, les anarchistes avec Proudhon, avaient été mutuellistes.
Mutuellisme, collectivisme, communisme... où était donc l'individualisme .
Nulle part, ou à peu près. Stirner n'était connu que par le titre de son
livre, et, en Europe continentale, on ignorait même le nom de Turner et de
John Mackay.
Kropotkine pose
aussi le social avant l'individuel, il n 'ignore pas l'individu, dans son
effort pour donner à l'anarchisme des bases scientifiques, qui continuait
celui de Bakounine et de Proudhon, il va même jusqu 'à comparer l'étude de
la société humaine par les sociologues à celle de la matière par les
physiciens qui, loin de s 'arrêter à la masse dans son ensemble, descendent
à ses éléments constitutifs, à la molécule, à l'atome, puis aux
éléments constitutifs de l'atome.
Mais son
interprétation de l'histoire, de la civilisation et du progrès humain, est,
avant tout, une vision collective du développement des collectivités par
l'effort général et au sein desquelles, quand il parle des sociétés
humaines, plus complexes que les sociétés animales, il n 'oublie ni les
minorités audacieuses, ni les individualités anticipatrices.
Précisément, I
'oeuvre de Kropotkine la plus profonde et, à mon avis, la plus profonde de la
pensée anarchiste,
l'Entraide, avait initialement pour but de réfuter
la thèse de Darwin et surtout de ses continuateurs, faisant de la lutte pour
la vie entre les individus l'élément fondamental du progrès. Kropotkine
s'acharne à prouver, et il y parvient, que c'est de l'entraide, de la
pratique solidaire, de la sociabilité généreuse et active que le progrès
social est né et s'est développé. Quand, dans
l'Éthique et dans
quelques écrits épars sur ce sujet, il expose la naissance du sentiment
moral et de la conception morale, c'est encore dans la pratique vitale,
biologique de l'entraide, qu'il y voit la source la plus constante. Mais quand
il pose, dans sa brochure,
La Morale Anarchiste, le problème de
l'éthique individuelle pour l'homme actuel, ce n 'est plus au mécanisme
biologique de l'histoire qu'il en appelle, mais à la dignité individuelle,
dans le comportement de l'individu envers lui-même et envers ses semblables,
dans le combat mené par l'individu pour la liberté, la justice et
l'humanité.
*
La plupart des
penseurs et des divulgateurs de l'anarchisme qui furent plus ou moins les
disciples de Proudhon, de Bakounine et de Kropotkine, un Malatesta, un Ricardo
Mella, ont ainsi, sans oublier l'éthique individuelle, insisté de
préférence sur le caractère social du problème humain. Et c'est
précisément pour réagir contre cette insistance qu'est apparue l'école
individualiste à travers laquelle les socialistes marxistes se sont
efforcés, malhonnêtement, de présenter TOUT l'anarchisme.
L'apparition de
cette école fut, il faut bien le dire, facilitée par la lenteur décevante
de l'évolution des masses, leur esprit grégaire, leur manque de courage. On
s'explique le désespoir et l'exaspération de ceux qui, venant à la
révolution sociale pour en finir avec les inégalités et les injustices
monstrueuses de la société capitaliste et autoritaire, sont frappés par la
passivité des victimes, et se replient sur eux-mêmes. Le geste de désespoir
est compréhensible. Ce qui ne l'est pas, devant le sens commun, c 'est
l'échafaudage d'une théorie sociale individualiste ; ce sont les
élucubrations sur le Moi souverain se situant au dessus de la société, ne
voyant que lui, et se considérant le nombril de l'univers.
Ceux qui ne
connaissent pas l'histoire de l'anarchisme ignorent les polémiques qui,
pendant une trentaine d'années et jusqu 'à 1914, opposèrent les anarchistes
communistes et les anarchistes individualistes. Ils ignorent que ces derniers
étaient, de beaucoup, les moins nombreux.
*
Cette
prédominance du collectif n'empêchait pas les anarchistes communistes de
voir que c'était de tous les problèmes individuels que se composait le
problème social, et qu'il n'y aurait pas de véritable solution tant qu'on ne
tiendrait pas compte de toutes les individualités composant la collectivité.
Et d'abord, cette
préoccupation de l'individualité s'affirmait dans le souci des anarchistes
de s'élever, de se cultiver, de s'instruire, par besoin personnel
d'élévation, d'abord. Ensuite par cette compréhension, lucide ou
instinctive, qu 'un mouvement ne vaut que par la qualité des individus qui le
composent. Enfin, par le désir apostolique des plus fervents, qui pour mieux
servir leur idéal et l'humanité, s'efforçaient, par leur volonté toujours
tendue, de développer leur capacité et d'acquérir le plus de connaissances
possible.
Dans les
différents courants sociaux, le courant anarchiste est celui qui contient le
plus d'autodidactes parvenus, par leur volonté tenace, a un degré de
véritable culture. On peut trouver des autodidactes dans les courants
autoritaires ou étatistes, dans le mouvement syndical, mais outre que leur
pourcentage est inférieur, ils ne sont généralement pas désintéressés.
Il y a entre eux et les anarchistes la différence que l'on trouve entre
l'étudiant qui travaille beaucoup plus pour être plus tard un bon
professionnel et exploiter son diplôme et ses semblables, et celui qui
étudie pour ce que le savoir a en soi de beau et de noble. La plupart des
autodidactes du parti socialiste ou communiste aspirent à être conseillers
municipaux, députés, fonctionnaires. Ceux du syndicalisme pensent trop
souvent à devenir des permanents professionnels. L'autodidacte anarchiste
veut savoir pour le besoin, le plaisir et pour servir sa cause.
Ce besoin et ce
plaisir, sans lesquels on ne peut être un homme capable de comprendre les
problèmes humains, firent que les marxistes révolutionnaires et les
syndicalistes reprochèrent aux anarchistes leur curiosité universelle qui,
pour eux, n 'était que de la métaphysique et un amour de l'abstraction. En
dehors du matérialisme historique et de la lutte des classes --
schématisations très commodes, pour les intelligences bornées, de tout le
problème humain -- ils ne voyaient rien. Le résultat en a été que
l'absence de nombreuses formations individuelles a empêcher, aux masses de
ces deux tendances, d'acquérir, ne fût-ce que sous l'influence de vastes
minorités cultivées et désintéressées, une conscience et une éthique
révolutionnaires sans lesquelles il n 'est pas de transformation sociale
émancipatrice.
Pierre Monatte,
Georges Dumoulin et Merrheim se sont lamentés, dans une correspondance
édifiante ou dans des articles écrits pendant et après la première guerre
mondiale, du manque de culture et même de la grossièreté, de la vulgarité
des militants syndicalistes. Mais cela n'était-il pas imputable au
syndicalisme lui-même qui n 'avait pas suffisamment travaillé à la
formation de ses militants abandonnant outre mesure la question individuelle
pour la question classe.
*
Tout mouvement
populaire dont la minorité militante sans cesse élargie ne se compose pas
d'individus étant chacun grâce à la culture acquise, une valeur en soi,
doit fatalement dégénérer et sombrer dans la dictature des bureaucrates et
des chefs. On comprend que ceux qui aspirent à être ces chefs et ces
bureaucrates combattent et ridiculisent ceux qui, comprenant l'enchaînement
des faits sociaux et leur interpénétration, s'occupent de psychologie autant
que d'économie ; d'histoire, de pédagogie autant que de littérature, de
technique ou de zoologie autant que de science pure ou d'éthique. Les
démocrates bourgeois sincères -- et il y en a eut -- qui, dans les deux
siècles derniers, demandaient la généralisation de l'instruction
obligatoire que le peuple ne réclamait pas, savaient que cela était un
élément indispensable pour l'exercice, par le peuple lui-même, des
fonctions sociales nécessaires, et que, plus il serait apte à les exercer,
plus il serait libre, car il aurait d'autant moins besoin de se soumettre à
une direction autoritaire.
Si la démocratie
est, selon ses premiers définisseurs, le gouvernement du peuple par
lui-même, la forme la plus pure de la démocratie est l'an-archie, car où il
y archies, c'est-à-dire hiérarchies, il y a gouvernement par ces
hiérarchies, et non par la majorité. Mais la vie sociale s'est
extraordinairement compliquée depuis que Danton proclamait : «Après le
pain, l'instruction est le premier besoin du peuple ». Peut-être, ayant le
bagage qu 'il possède aujourd'hui, le peuple aurait-il pu vers 1789, prendre
en main sinon toute, presque toute sa destinée. Avec le développement de
l'économie à l'échelle universelle et la complication de la vie sociale,
son inaptitude est, maintenant, comparativement aussi grande qu 'à l'époque
de la Révolution française. On sent et l'on voit cette inaptitude dans tous
les pays. L 'attitude lamentable du prolétariat anglais devant l'échec
travailliste en est un des exemples les plus frappants.
Or, il serait
vain d'attendre des privilégiés du capitalisme et de l'État qu 'ils donnent
aux travailleurs les connaissances leur permettant de se passer d'eux. Ces
connaissances doivent être acquises par les travailleurs eux-mêmes.
L'émancipation de l'humanité est donc, avant tout, une question de qualité
humaine et de qualité individuelle de ceux qui composent les élites. Bien
entendu, en tenant compte que la volonté de lutte est, au même titre que la
culture intellectuelle, un élément indispensable du combat.
Si les masses
sont toujours enclines à confier aux bateleurs de toutes sortes, politiciens,
dictateurs de gauche ou de droite, le soin de résoudre pour elles,
d'organiser pour elles, de gouverner pour elles -- dans ce cas il n 'y a plus
de démocratie -- si elles ont accepté passivement la déviation et la
déchéance du syndicalisme c' est que les éléments qui les composent ne
sont pas, même dans la minorité soi-disant agissante, des consciences et des
volontés promptes à réagir contre toute déviation -- il n 'y a plus que
des troupeaux et des bergers. Ajoutez-y les chiens.
*
Le rôle de
l'individualité ne consiste donc pas, pour l'anarchisme communiste, à se
retrancher de la société et à n 'écouter que ses désirs. Il consiste, au
contraire, à acquérir une conscience très nette de ses droits personnels et
de ses devoirs sociaux, a s'élever à la hauteur réclamée par la société
moderne, pour y jouer le rôle déterminant qui incombe à tout membre d'une
collectivité qui veut se gouverner elle-même. Ce n 'est pas le refus de la
responsabilité personnelle, mais au contraire une prise de conscience et une
pratique constante, envers les autres et envers soi-même, de cette
responsabilité.
*
On trouve sous la
plume de certains anarchistes, comme Élisée Reclus, ou d'autres moins
célèbres, l'affirmation qu 'il faut accomplir la révolution dans les
cerveaux avant de l'accomplir dans les faits. Généralisée à cent pour
cent, cette affirmation condamnerait notre espèce à un esclavage éternel.
Il sera absolument impossible de libérer et d'éduquer mentalement tous ceux
qui pourraient bénéficier d 'une révolution sociale avant d'entreprendre
cette révolution. Du moins, cette affirmation témoigne-t-elle d'une grande
honnêteté, car ceux qui la font prouvent par là qu 'ils n'aspirent pas à
exploiter l'effort de libération du peuple quand il se produit.
Mais
l'affirmation opposée, qui prône exclusivement la révolution comme premier
pas pour mener le peuple à la connaissance et à la capacité d 'auto-gouvermement,
est peut-être plus fausse encore. Elle est en outre généralement une
tromperie, la révolution russe en est un exemple et la révolution française
en fut un autre. L'une a mené à Lénine, monarque absolu, et à Staline,
chef d'empire mongoloïde. L'autre, à Napoléon. Et si nous analysons
l'histoire de la Commune, nous constatons une même incapacité populaire à
prendre en charge la réorganisation de la société.
Seule, la
révolution espagnole ne déçoit pas trop. Non qu 'elle ait été en tous
points parfaite, mais parce que le bilan est beaucoup plus positif que
négatif. parce que les réalisations constructives étonnantes par leur
rapidité et leur réussite, ont été infiniment plus nombreuses que les
échecs.
Mais -- j'ai
déjà eu l'occasion de le signaler -- nous trouvons toujours à la base de
ces réalisations, des individualités énergiques et clairvoyantes ayant des
buts précis et sachant les atteindre. Ces individualités étaient des
travailleurs manuels en leur immense majorité ; elles étaient aussi
anarchistes communistes, et, comme telles, avaient la supériorité que
confère une certaine culture et la volonté d'action supériorité qui leur
permit d'influencer et d'orienter les ouvrier et les paysans dont elles
faisaient partie.
Quand je parle
d'élite, je ne me réfère donc pas à de petits noyaux d'individus situés
en dehors ou au-dessus des masses. Je me réfère à ceux qui, tout en restant
au sein des masses, s'efforcent en s'élevant d'abord eux-mêmes, de les
élever ; en s'instruisant d'abord eux-mêmes, de les instruire ; en se
guidant d'abord eux-mêmes, de les guider ; et de leur apprendre à se guider
seules.
*
Avoir une
individualité, être une individualité n 'implique donc pas être
individualiste. A une individualité celui qui pense par lui-même, qui s
'instruit pour penser juste, qui sait vouloir, qui sait pouvoir ou s 'efforce
de pouvoir.
On peut donc
être une individualité extraordinaire sans être individualiste, en ne
pensant pas toujours à soi, en se dévouant sans cesse a la cause des hommes.
Vincent de Paul, Louise Michel, Blanqui, Malatesta, et tant d 'autres, firent
de plus grandes individualités que Stirner ou Nietzsche.
Quand
l'anarchisme parle de l'Individu, ce n 'est donc pas dans le sens que lui
attribuent les écoles autoritaires dont nous ne pensons pas convaincre les
profiteurs. C'est dans le sens et dans la mesure profondément justes afin que
les quelques deux milliards et demi d'êtres qui peuplent ce globe ne
continuent pas, ainsi que leurs descendants, d'être les victimes de ceux qui
les sacrifient depuis si longtemps en prétendant les servir.