La mort au coeur de la vie
La sculpture du vivant, Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Jean-Claude Ameisen, Points, 2003
- La science et la mort
Si les sciences, comme langage universel, remplissent une des
anciennes fonctions des religions qui est de servir de
référence commune, il semblait du moins que la science en
général, et la biologie en
particulier, n'avaient rien à nous dire sur la mort,
rejetée dans le néant, hors de son domaine et laissée aux religions pour
nous en consoler. C'est l'exploit de Jean-Claude Ameisen, d'avoir fait
entrer la mort en science d'une façon qui non seulement
évite la plupart du temps les dérives habituelles de ce type d'exercice, mais qui change
véritablement notre perception de la vie et de la mort. Ce n'est pas rien.
"La vie est l'ensemble
des fonctions qui résistent à la mort". Ainsi débutaient les "Recherches physiologiques"
de Bichat en 1800. En termes plus physiques Schrödinger
caractérisera la vie en 1944 par son entropie négative
(néguentropie), c'est-à-dire sa capacité à résister à la désorganisation.
A partir de là, on pourrait penser qu'on n'a plus qu'à
rejeter le plus loin de nous la mort et l'entropie pour s'occuper du
sens de la vie elle-même dans sa positivité, détachée de ce qui la
menace
et dont elle se prémunit. Vivre, ce serait oublier la mort et
nos échecs passés, une pensée positive sans négatif, mais c'est une vie
désincarnée, idéalisée et qui semble bien
arbitraire, autant dans son déploiement que dans sa fin
tragique imméritée. Ce livre extraordinaire montre au contraire la
présence de la mort au coeur même de la vie, de la construction de
l'embryon jusqu'à la vieillesse. On y découvre très concrètement cette intrication de
la vie et de la mort, cette mort vivante sans cesse à
l'oeuvre qui trace nos contours, dessine nos destins et signe notre
appartenance à une communauté et une
histoire qui nous dépassent et dont nous sommes de simples témoins de passage.
On
n'arrête jamais de mourir. La mort ce n'est pas la faute du sexe,
comme on a pu le croire, les bactéries ne sont pas
immortelles, elles ne se divisent pas
indéfiniment mais enfantent (bourgeonnent), vieillissent et
meurent. La mort c'est la vie tout simplement.
Mais la mort
de qui, la mort de quoi ? Telle est la question de la reproduction et
de l'évolution. La question de la vie
devient celle
de sa transmission plus que de sa durée, où la
communication et la reproduction tendent à devenir plus
décisives que les ressources physiques pourtant
déterminantes en dernière instance. Ce que nous
dévoile enfin ce livre sans le dire vraiment, c'est que la mort
c'est l'information,
car c'est en réponse à des informations
(des
hormones) ou
bien à l'absence de toute communication, et non à cause
de la violence des agressions extérieures, qu'un processus de
dégénérescence se déclenche activement pour
causer la mort. La mort participe plutôt d'une forme
d'apprentissage (apprendre c'est éliminer) ainsi que du
désapprentissage périodique lié à toute
adaptation (nécessaire "rafraîchissement" de
l'information). Du coup
la vie
elle-même est entièrement
dépendante de l'information et ne se réduit donc
absolument pas
à un processus physique, un automate biochimique encore moins
une
"structure dissipative". La mort qui nous habite c'est la
présence des
autres et de l'extériorité au plus intime de notre
être singulier. Nos corps sont colonisés par l'ennemi
depuis toujours et nous sommes à la merci d'un regard qui nous
transperce le coeur.
- La mort vivante (extraits)
De même qu'il faut se servir de l'entropie (de l'énergie) dans la lutte contre
l'entropie, la vie se débat perpétuellement entre exécuteurs et
protecteurs, sculptée intimement par une mort sans laquelle elle
ne pourrait pas vivre. Une des meilleures illustrations du rôle du
suicide cellulaire dans la sculpture
de l'embryon, dès
les
débuts de la vie donc, c'est la disparition des palmes pour
avoir des doigts, puisque l'embryon a d'abord des mains palmées.
La mort ici ne doit rien aux blessures du temps. On
connaissait déjà le
mécanisme de l'apoptose,
du suicide cellulaire (dont le
dérèglement caractérise le cancer), et la
nécessité pour un neurone d'être relié aux
autres pour y résister, mais cela se révèle un
phénomène beaucoup plus général,
présent chez les bactéries déjà,
inhérent aux équilibres écologiques. Il
n'y a
pas de vivant isolé et qui ne soit en communication constante
et vitale avec son environnement. Pour vivre, on a besoin d'un
environnement qui ne soit pas trop défavorable mais surtout on a
besoin
de signaux d'encouragements pour ne pas mourir. Loin d'une
supposée lutte à
mort des dominants qui déciderait des survivants, c'est une mort
intérieure qui nous ronge, un appel à l'aide originaire,
une
exigence de reconnaissance, une dépendance sociale primordiale. "A la base de chaque être, il existe
un principe d'insuffisance" disait Georges Bataille dans son "Principe d'incomplétude".
L'élan vital ne se fonde pas sur
soi-même mais sur l'interaction avec les autres. On ne s'en
aperçoit pas, sans doute, tant qu'on n'est pas exclu et rejeté de
l'échange mais c'est le
désir de l'autre qui nous fait vivre et nous sauve du suicide,
jours après jours jusqu'à la fin.
On a longtemps pensé que la disparition de
nos cellules - comme notre propre disparition, en tant qu'individu - ne
pouvait résulter que d'accidents et de destructions, d'une
incapacité fondamentale à résister à
l'usure, au passage du temps et aux agressions permanentes de
l'environnement.
Mais nous savons aujourd'hui que la réalité est de nature
plus complexe. Une vision radicalement nouvelle de la mort s'est
révélée comme un mystère au coeur du
vivant.
Aujourd'hui, nous savons que toutes nos cellules possèdent le
pouvoir, à tout moment, de s'autodétruire en quelques
heures. c'est à partir d'informations contenues dans leurs
gènes - dans nos gènes - que nos cellules fabriquent en
permanence les "exécuteurs" capables de précipiter leur
fin, et les "protecteurs" capables de les neutraliser. Et la survie de
chacune de nos cellules dépend, jour après jour, de sa
capacité à percevoir dans l'environnement de notre corps
les signaux émis par d'autres cellules, qui, seuls, lui permettent de
réprimer le déclenchement de son autodestruction.
Ces notions nouvelles ont commencé à transformer la
notion même de vie. D'une manière troublante,
contre-intuitive, paradoxale, un événement perçu
jusqu'ici comme positif - la vie - semble résulter de la
négation d'un événement négatif -
l'autodestruction. Et un événement perçu
jusque-là comme individuel, la vie, semble nécessiter la
présence continuelle des autres - ne pouvoir être
conçue que comme une aventure collective. 15
Contrairement au caractère anarchique et cataclysmique de la
nécrose, l'apoptose se déroule d'une manière
étrangement discrète et stéréotypée.
Alors que la nécrose donne l'image d'un phénomène
d'explosion, l'apoptose ressemble à un phénomène
d'implosion. La cellule qui déclenche son suicide commence tout
d'abord par couper tout contact avec son environnement. Comme un animal
en train de mourir, la cellule se détache et s'écarte des
cellules voisines. puis elle se morcelle de manière
ordonnée : elle condense, puis fragmente son noyau,
découpant en petits morceaux l'ensemble de la
bibliothèque de ses gènes. dans le même temps, le
corps cellulaire se condense, lui aussi, puis se fragmente en petits
ballonnets, les "corps apoptotiques". La membrane externe de la cellule
se modifie, prend un aspect bouillonnant, mais reste intacte,
empêchant la libération à l'extérieur des
enzymes qu'elle contient, évitant toute destruction
environnante. Cette mort rapide, solitaire et sans fracas,
n'entraîne habituellement ni lésion, ni inflammation, ni
cicatrisation. Les cellules environnantes comblent l'espace
laissé libre par les morts. Bientôt, il ne reste plus
aucune trace du travail rapide et discret de l'autodestruction. 57
Alors qu'elle est en train de mourir, la cellule qui
s'auto-détruit s'adresse aux cellules qui l'entourent [...]
C'est parce que la mort cellulaire est un suicide - un
phénomène actif d'autodestruction - et non le
résultat d'un meurtre brutal ou d'une paralysie, qu'elle peut
s'accompagner d'un discours, de l'émission de signaux et de
messages, et ne se déroule pas dans un silence total ou dans un
brouhaha indistinct, un fracas. Les signaux qu'émettent les
cellules mourantes dans le langage des vivants peuvent modifier les
propriétés des cellules voisines [...] Mais il est
d'autres messages, très particuliers, qu'adresse toute cellule
en train de s'autodétruire. Ces messages sont émis dans
le langage des mourants, et portent la signature de la mort. Ces
messages s'apparentent à une demande de sépulture. Dans
l'embryon en train de se construire, le développement ne met pas
uniquement en place les éléments permettant de prononcer
une sentence de mort et de l'exécuter ; il permet aussi
l'établissement de rites funéraires complexes. 61 Il n'y
a pas dans l'embryon, de cadavres cellulaires. 62
Il semble que chaque cellule vivante affiche, en permanence, à
sa surface, un signal. Ce signal de vie aurait pour effet de permettre
à chaque cellule vivante d'empêcher, à tout
instant, qu'une cellule fossoyeuse ne s'ancre à elle, à
la recherche de la signature des morts. Et il semble que chaque cellule
qui s'engage sur la voie qui mène à l'autodestruction,
avant même d'afficher la signature des morts, commencerait par
cesser d'afficher la signature des vivants. 67
Les signaux qui contrôlent la localisation d'une cellule
contrôlent aussi son destin. Mais il y a une dimension plus
subtile à ce couplage que la simple obligation faite à
une cellule, pour survivre, d'occuper un endroit précis du
corps. La vie et la mort d'une cellule dépendent aussi de la
surface disponible à laquelle elle peut, à un endroit
donné, de fixer. Plus cette surface est réduite - plus la
cellule doit adopter une forme sphérique ou cylindrique pour s'y
attacher -, plus elle a besoin d'une quantité importante de
signaux de survie pour réprimer le déclenchement de son
suicide. Plus cette surface est vaste - plus la cellule peut
s'étaler pour s'y fixer -, moins elle a besoin de signaux de
survie. 141
Une infime proportion des nutriments n'est pas ingérée : elle est
capturée par des récepteurs de surface qui délivrent un signal à la
bactérie. Ainsi chaque nutriment est à la fois utilisé par la bactérie
comme un aliment dont elle se nourrit et comme un signal qu'elle
transforme en langage. Immergée dans son environnement, en tirant les
ressources qui lui permettent de survivre, la bactérie perçoit, à
mesure qu'elle les consomme, la quantité des ressources extérieures qui
restent disponibles. 288
Aucune bactérie ne peut, à elle seule, déclencher en elle-même ou dans
ses voisines une réponse drastique aux modifications qu'elle a perçues
de son environnement. La décision de s'engager ou non sur le chemin de
la différenciation qui peut conduire au suicide collectif sera donc le
résultat d'une décision collective. Et cette décision collective
résultera d'une consultation "démocratique". 292
Comme dans les phénomènes de seuil, la réponse se fait selon une règle
de tout ou rien. Ou bien une collectivité suffisamment compacte bascule
dans la différenciation, ou bien aucune des cellules ne se différencie,
qu'elle qu'ait été la nature de son interprétation individuelle des
changements de son environnement.
Contrairement à la plupart des idées habituelles, réductionnistes, sur
les modalités de la vie des bactéries, le comportement d'une colonie ne
peut être simplement réduit à la somme des comportements individuels de
ses membres. Il s'agit d'un comportement collectif, doté d'une
puissance d'adaptation et d'une robustesse sans commune mesure avec
celles de chacun de ses membres. Les sociétés bactériennes transforment
en langage les signaux qu'elles perçoivent de l'environnement. Et les
bactéries dialoguent en permanence. 293
Il existe des relations étroites entre les
phénomènes qui contrôlent le vieillissement
cellulaire et ceux qui participent au contrôle du suicide
cellulaire. La fabrication soudaine par un fibroblaste d'une grande
quantité de la protéine "Ras" le précipite
prématurément dans la vieillesse et la
stérilité. mais elle a aussi pour effet de
réprimer le déclenchement du suicide [...] La perte du
pouvoir de se dédoubler - l'entrée dans le vieillissement
- s'accompagne d'un gain dans la capacité à survivre
jusqu'aux limites de la longétivité "naturelle" maximale.
363
La répression anormale du suicide dans des cellules toujours
fécondes favorise le développement de cancers. Au
contraire, le déclenchement anormal du suicide dans les neurones
du cerveau favorise le développement des maladies
neurodégénératives, la maladie d'Alzheimer et la
maladie de Parkinson.
Ainsi, deux des grandes familles de maladies catastrophiques qui
marquent, vers l'âge de soixante ans, l'entrée dans le
vieillissement sont liées à la répression anormale
du suicide dans certaines familles cellulaires et au
déclenchement anormal du suicide dans d'autres. 365
La cellule-mère dédouble d'abord la bibliothèque
de ses gènes et en répartit les deux exemplaires aux deux
extrémités de son corps cellulaire. Mais ce corps
cellulaire ne se sépare pas en deux moitiés
égales. A une des extrémités du corps de la
cellule-mère, une future cellule-fille commence à se
développer comme un bourgeon, puis se détache de la
cellule-mère. La petite cellule-fille va ensuite progressivement
augmenter de volume. 412
L'idée est que la victoire du vivant sur l'usure est liée
à une accentuation locale de la désorganisation, de
l'avancée vers le désordre, dans une partie - la
cellule-mère - qui permet de faire naître, dans l'autre
partie - la cellule-fille - un niveau local, discret, d'ordre et de
complexité. Accélérer la disparition d'un corps
maternel pour permettre la naissance et la survie d'un corps d'enfant.
Peser sur le caractère inévitable de l'usure, de
l'érosion de la matière qui compose le vivant pour en
reconstruire une copie nouvelle. utiliser l'énergie encore
présente dans ce qui va disparaître pour construire une
incarnation nouvelle. 417
Mais là encore, ce qui apparaît comme le plus important,
c'est la brisure de symétrie, le fait qu'une cellule se
transforme en deux cellules dont l'une est plus stérile, plus
"vieille" et l'autre plus féconde et plus "jeune" [...] Il y a,
inhérente à cette vision, l'idée que
l'économie de l'univers du vivant ne fait pas exception à
l'économie de l'univers de la matière dont il est
né et auquel il appartient. Tout accroissement local du
degré d'organisation et de complexité - toute diminution
locale d'entropie - ne peut se faire que dans un contexte de
diminution, ailleurs, du degré d'organisation et de
complexité - d'augmentation d'entropie. 418
- Le mécanisme de dépendance (entre exécuteur et protecteur)
La
mise en place de "modules de dépendance" associant un
exécuteur et un protecteur est assez étonnante.
Leur efficacité est basée sur la menace persistante de
l'exécuteur et la
nécessité d'obtenir de lui en permanence assez de protecteur, plus éphémère, pour survivre
à cette mort qui nous habite. On voit que la symbiose n'est pas
une dépendance réciproque aussi idyllique qu'on se l'imagine. C'est un schéma qui
évoque plutôt le fonctionnement des mafias ou des toxicomanies mais
qui représente le schéma inversé d'une régulation
cybernétique associant une boucle de rétroaction positive
(une dynamique amplificatrice)
avec une boucle de rétroaction négative qui en prend le
contrôle, la stabilise et l'asservit
à un niveau supérieur, une finalité collective (il
y a
des valeurs supérieures, ce n'est pas
une question de jugement mais de fait : les niveaux supérieurs
imposent leurs contraintes, leurs exigences, plus ou moins bien, plus
ou moins durement, plus ou moins vite, par l'information, la
circulation ou la
violence). Dans le mécanisme de dépendance, c'est le
négatif (exécuteur) qui assure le dynamisme positif
(protecteur), sorte d'irritation provoquée par ce parasitisme.
Bien sûr on ne peut mettre sur le même plan,
comme dans la fable de Menenius Agrippa, la société et un
corps, les hommes et de simples cellules (ni même des abeilles),
cela n'empêche pas ces mécanismes de fonctionner de
façons plus ou moins impératives ou probabilistes.
L'individu moderne a conquis une certaine indépendance qu'il
faut encore développer mais qui reste toute relative, il faut en
être conscient malgré l'idéologie oedipienne du self made man et du moi autonome.
Nous découvrons des modules exécuteur / protecteur au centre des
combats sans merci que se livrent, depuis la nuit des temps, les êtres
vivants les plus simples de notre planète. Ces modules constituent les
armes d'un combat "égoïste" pour la survie et l'exploitation d'une
proie par un prédateur. Mais, de ces combats sans merci, naissent peu à
peu des êtres nouveaux, des sociétés symbiotiques à l'échelle d'une
seule cellule.
Et nous entrevoyons ces premières formes ancestrales de modules
exécuteurs / protecteur en train de participer à une oeuvre que nous
connaissons bien : la construction de nouvelles "sociétés", dont
l'interdépendance absolue n'a pour alternative que la mort.
L'efficacité du module de dépendance repose sur un mécanisme d'une
merveilleuse simplicité : l'existence d'une différence de stabilité
dans le temps entre l'exécuteur - la toxine -, capable de détruire la
bactérie, et l'antidote - le protecteur -, capable de neutraliser
l'effet de la toxine. 282
L'idée est la suivante : chacune de ces étapes
essentielles impliquent l'activité d'enzymes "bâtisseurs"
capables, chacune, si leur fonctionnement n'est pas étroitement
contrôlé, de provoquer à elle seule la destruction
de la cellule [...] L'idée est que chacune de ces enzymes
"bâtisseurs" est potentiellement un exécuteur.
L'idée est que les réseaux de "bâtisseurs" n'ont pu
être pérennisés et propagés que s'ils
étaient associés à des réseaux
d'inhibiteurs - de protecteurs - capables de restreindre ou
d'interrompre à temps leur activité. Tout module
constitué d'une enzyme puissante - à la fois
nécessaire et dangereuse - et d'un inhibiteur - capable d'en
limiter, d'en orienter l'activité - préfigure
déjà un ancêtre potentiel des modules
exécuteurs / protecteurs [...] le pouvoir de
s'autodétruire comme prix à payer pour le pouvoir de
s'auto-organiser. Ils ont intrinsèquement liés à
la nature même de la vie. 315
- Les mécanismes de défense (sélection naturelle)
On ne peut tout citer, mais, la construction du système immunitaire
dans le thymus est aussi surprenante dans son
mécanisme de création de diversité et de
sélection pour optimiser
la défense du non-soi sans menacer le soi, dans un compromis
toujours imparfait. L'élimination
des globules blancs qui n'interagissent pas du tout avec les cellules
du corps témoigne de ce que le corps étranger qui nous
menace n'est pas si étranger que cela. La biosphère a un
air de famille et vouloir trop se protéger des autres, par un
système immunitaire hyperactif, c'est se détruire
soi-même (maladies auto-immunes). Cela veut dire aussi que nous
n'aurions aucune
défense contre les nouvelles formes de vie synthétique
qu'on nous prépare !
Dans le corps de l'embryon en train de se
construire, le destin individuel de chaque lymphocyte T - sa survie ou
sa mort - dépendra de la nature des interactions de son
récepteur avec son environnement. Toute fixation trop intense du
récepteur avec le soi présenté par les cellules
sentinelles déclenche un signal fort, qui provoque le suicide
immédiat du lymphocyte qui le reçoit. Et le lymphocyte
disparaît au moment même où il fait la preuve de son
caractère dangereux. Inversement, un récepteur totalement
incapable d'interagir avec le soi ne pourra transmettre durant trois
jours aucun signal au lymphocyte qui le porte. et l'absence de tout
signal, à elle seule, déclenchera le suicide de
lymphocyte qui a fait preuve de son incapacité à
interagir avec les cellules sentinelles - la preuve de sa probable
inutilité future. Ainsi meurent durant leur voyage de trois
jours dans le thymus environ 99% des dizaines de milliards de
lymphocytes dont les récepteurs ont fait la preuve qu'ils
répondent trop bien au soi, ou, au contraire, qu'ils sont
totalement incapables d'y répondre. Le thymus est un
cimetière où disparaît à jamais la quasi
totalité de l'immense diversité des lymphocytes qu'a fait
naître l'exploration aléatoire du champ des possibles. 83
Tout ceci ne rend pas justice au livre qui se lit comme un roman
policier et nous fait vivre la passion d'une recherche qui nous tient
en haleine, sans cesse relancée de pages en pages, de
découvertes en découvertes, complexifiant petit à
petit notre compréhension du rôle de la mort dans l'évolution des organismes.
C'est certainement un des meilleurs livres d'initiation à la
biologie en train de se faire.
- De la biologie au politique (critique)
Vouloir tirer des conclusions politiques de la biologie est
très dangereux, on l'a vu de Spencer au nazisme. Cela
mène à négliger le niveau d'autonomie atteint pas
l'individu, à dénier les luttes de classes ou
d'intérêts, en ignorant l'histoire, à
réduire la parole et le
langage à des codes chimiques, à justifier l'ignoble
enfin. Ainsi, le néo-libéralisme croit se justifier par
l'invocation de l'évolution, qui serait sans projet et qu'il
faudrait laisser
faire, on ne sait pourquoi, alors que la vie est essentiellement projet
(la vision vise sa proie) même si les choses ne se passent jamais
tout-à-fait comme on le voulait. On comprend la
nécessité pour les
scientifiques de réfuter les interprétations religieuses
mais on ne peut éliminer la finalité de la vie pas plus
que de l'information. Il faut simplement en avoir une conception plus
critique, précise, limitée et "matérialiste",
celle d'une régulation cybernétique
sélectionnée par ses résultats, d'une
finalité apprise (répétition d'un plaisir). Il est
très
significatif
de l'idéologie dominante que l'auteur se sente obligé
d'insister sur l'absence de projet
d'une évolution, qui n'a rien de linéaire en effet, alors
même que tout son effort vise
à mettre en relief une sorte de projet sous-jacent au suicide
cellulaire (qui certes n'a rien à voir avec un projet divin). On
peut dire que dès qu'il y a information, il y a projet
c'est-à-dire un résultat extérieur qui est
visé, projeté, et qui mobilise les ressources propres
pour atteindre cette fin, par tous les moyens (c'est ce qu'on appelle
l'équifinalité).
Il
faut s'avancer dans ce domaine
avec beaucoup de rigueur et de prudence, plus que dans les toutes
dernières pages où l'auteur témoigne de ses
scrupules mais ne semble pas comprendre pour autant ce qui
différencie si radicalement les niveaux biologiques et humains. Il faut insister, avec Canguilhem,
sur le fait qu'un organisme a sa finalité et ses
régulations en lui-même alors qu'une société
doit se donner finalités et régulations, pris dans une
histoire. Il n'y a pas de traduction politique immédiate de
notre nature biologique car l'homme s'arrache à
l'animalité par le langage et s'avère capable de
maîtriser ses instincts par la réflexion et
l'apprentissage ou l'habitude. La culture
s'oppose à la nature nécessairement pour exister comme
culture et cet univers de la parole nous ouvre à une
dignité et une liberté supérieures, des savoirs et
des techniques qu'on ne saurait réduire au biologique, pas plus que le biologique ne se réduit au physique.
On ne peut dire pour autant qu'il n'y a aucun rapport entre biologie et société.
Politique
et sociologie ont malgré tout beaucoup à apprendre de la
biologie et de
l'éthologie (tout comme de l'ethnologie et de la psychanalyse,
entre autres).
Théorie des systèmes, cybernétique, cognitivisme,
pensée complexe tentent d'incarner cette ambition d'en tirer des
modèles
opérationnels, en
essayant d'éviter les confusions de niveau dont se rend coupable
une
sociobiologie libérale ou fascisante facilement exterminatrice.
S'il est donc intolérable
d'imaginer justifier la peine de mort ou même de prétendre
simplement accepter la mort au nom de la biologie, du moins
on peut en tirer une meilleure compréhension du suicide, qui ne
parait plus aussi contradictoire d'être une potentialité
préalable (et toujours réprimée). Ainsi, les
corrélations établies par Durkheim entre le nombre de
suicides et l'anomie sociale entrent en résonances avec
notre dépendance originaire envers les autres ou une dynamique
supérieure, qui est celle de notre entourage immédiat
aussi bien que de l'histoire humaine. La société et
l'histoire existent réellement, dynamiques où nous sommes
parties prenantes, actifs, réactifs, rétroactifs,
opposant notre
résistance aux menaces et modifiant l'avenir en corrigeant les
dérives du temps pour les générations futures.
Ce n'est une nouveauté que pour la biologie sans doute, mais il
n'est pas inutile qu'elle rappelle à quel point la
précarité fait
partie intégrante de la vie, notamment de la vie humaine, tout
autant que l'amour,
ou la reconnaissance, dont nous avons tous besoin et qui nous sauve de la mort vraiment, du moins autant qu'il dure et ne nous a pas rejeté dans le néant.
Pareil à l'expulsion du Jardin d'Eden,
l'exil ôtait l'accès à un Arbre de Vie : la
présence des autres. mais il est d'autres variations sur l'exil
dont la manifestation contemporaine est l'exclusion à
l'intérieur de nos sociétés : l'abandon, la
solitude, l'errance, la maladie et la mort de ceux qui sont soudain
livrés à eux-mêmes, sont hors du champ des
relations d'interdépendance qui unissent les membres de la
collectivité qui les entoure et les côtoie.
La précarité - et le sentiment de cette
précarité -, la dépendance - et le sentiment de
cette dépendance -, ont-ils constitué des composantes
déterminantes de l'évolution des cultures humaines ? 443
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